Après le formidable concept album qu’était Rapscallion, Ambrose Kenny-Smith nous promettait un album purement country. Et c’est raté… même si Calm Ya Farm est une véritable merveille, qui devrait, en toute justice, faire enfin reconnaître The Murlocs !
Qui a entendu parler des Murlocs ? En dépit de tous nos efforts pour faire connaître, voire reconnaître en France ce groupe passionnant, ce nom étrange n’évoque pas grand-chose pour la majorité des mélomanes français. Au mieux, on nous répondra : « Qui ? Ah oui, The Morlocks, le groupe garage de Californie ! ». Ce à quoi on répondra : « Non, le groupe australien d’Ambrose Kenny-Smith, le co-leader de King Gizzard & The Lizard Wizard ! ». Bon, ceci dit, arrêtons de répéter la même chose au risque de nous épuiser, et contentons-nous de recommander chaudement l’écoute de ce nouvel opus du groupe, Calm Ya Farm, qui succède aux remarqués Rapscallion, l’année dernière, et Bittersweet Demons, en 2021 : ces albums sont tellement efficaces et accrocheurs qu’une écoute devrait normalement suffire à convaincre les réticents… Energie folle, excellentes mélodies, créativité tout azimut, on est dans le domaine du meilleur rock, disons « indie » dans toute sa splendeur.
On sait qu’à partir de ses bases rock psyché / garage punk, Kenny-Smith s’est mis à explorer et investir d’autres genres dans son album annuel habituel, et qu’il est désormais impossible de relier à la première écoute The Murlocs à King Gizzard (même si le roi gésier est également spécialiste des changements de style musical incessants…). Pour ce Calm Ya Farm, à la pochette particulièrement peu engageante et absconse à la fois (bain de pieds dans un aquarium ?), Kenny-Smith a affirmé vouloir en finir avec les guitares bruyantes et les distorsions psychédéliques, et réaliser un véritable album de country music, un genre qu’il adore et vers lequel il a toujours tendu. Et pourquoi pas ?
Et les premiers titres du disque tiennent la promesse : après des incursions occasionnelles dans le country rock sur les deux albums précédents, on est en plein dedans, slide guitar et piano honky tonk, et puis, bien sûr voix nasillarde. Initiative ressemble diablement à un hit bouseux pour les états du Sud des USA (… même si les « la la la » trahissent immanquablement l’amour de Kenny-Smith pour le glam rock à l’anglaise…) !! Tout le monde remarquera ensuite que Common Sense Civilian est le genre de titre que les Stones pourraient avoir inclus sur leur Exile On Main Street, c’est-à-dire une version de la musique Country revue par des rockers drogués de Grande-Bretagne. Car, bien entendu, et nous voilà rassurés, les Murlocs restent les Murlocs, et leur goût pour le chaos, inhérent au punk rock dont ils viennent, ne peut guère rester caché bien longtemps…
Russian Roulette est la première grande chanson de l’album, qui voit le psychédélisme réapparaître, comme si on était en plein « été de l’amour » à nouveau (tiens, en y repensant, Russian Roulette serait un bel ajout à Their Satanic Majesty’s request, avec en bonus ce remarquable pont à la basse…). Le réjouissant Superstitious Insights salue le blues éternel, à coup de slide et d’harmonica, mais aussi de notes d’orgue ramenant aux racines du garage rock US : derrière cette satire de la folie religieuse et des superstitions rétrogrades (« Jesus is the triple-six » / Jésus est 666), il est impossible de ne pas remarquer comment la voix de Kenny-Smith se métamorphose en celle d’un soulman possédé par le diable !
Centennial Perspective déboule alors, merveille absolue de fierté rebelle, avec sa mélodie addictive qu’on a immédiatement envie de chanter : on n’est même pas encore à la moitié de l’album, et on a envie d’affirmer que ce Calm Ya Farm est ce que les Murlocs ont fait de mieux à date. Queen Pinky, véritable appel à exprimer nos sentiments face aux difficultés quotidiennes, confirme avec brio les colorations soul annoncées par le titre précédent, et est tout simplement magnifique ! « Count your blessings and be thankful for the Queen / She’s just doing what she can to work her routine » (Comptez vos bénédictions et soyez reconnaissant envers la reine / Elle fait tout ce qu’elle peut pour suivre sa routine…).
Retour sur « Main Street » avec un chaloupé Undone and Unashamed que Keith Richards, s’il l’entend un jour, regrettera de ne pas avoir écrit, et qui s’illumine grâce à un magnifique solo de sax (oui, cet instrument maudit qui revient peu à peu dans le meilleur du rock contemporain). Captain Cotton Mouth poursuit dans un registre franchement stonien, et franchement réjouissant, alors que le chant « à la Russell Mael » de Kenny-Smith sur Catfish évoque irrésistiblement les débuts de Sparks, soit comment sonne un groupe US quand il a envie de faire du glam rock à l’anglaise.
Smithereens adopte alors une approche différente – la chanson n’est pas de Kenny-Smith, même si le chant de ce dernier est plus poignant ici que jamais -, une sorte de crescendo soul / émotionnel classique et tout simplement irrésistible : encore une très grande chanson ! Forbidden Toad est l’un de ces titres anecdotiques que les artistes réservent pour remplir la seconde face de leur album, mais comme c’est un instrumental de 2 minutes et demie, pas de quoi crier au scandale à la fin d’un disque gorgé de grandes chansons. La surprise vient plutôt de la conclusion, Aletophyte : voilà le premier morceau totalement positif d’un disque plutôt porté, comme toujours chez les Murlocks, sur les doutes et les interrogations existentielles. On peut l’écouter comme un hymne à la vigueur de ces plantes sauvages qui prolifèrent sur le bas-côté des routes où rien ne peut pousser (c’est la définition du mot « aletophyte »)… et donc comme la célébration d’une vie d’artiste, menée tambour battant, en dépit de toute logique rationnelle, et surtout loin des conventions.
Il faudrait que la fine équipe de King Gizzard fasse attention : le projet parallèle d’Ambrose Kenny-Smith est en train de produire des résultats étonnants, égalant, voire surpassant la leur, ce qui n’est probablement pas très bon pour l’avenir du groupe. Mais, pour ne pas jouer les oiseaux de mauvais augure, contentons-nous de profiter de cette petite merveille qu’est Calm Ya Farm, soit le meilleur album des Murlocs à date.
Et qui, non, n’est pas encore l’album country que Kenny-Smith avait en tête !
Eric Debarnot