L’exercice de l’album des reprises est l’un des plus passionnants qui soit, à condition de vouloir aller au-delà du respect fidèle des chansons, et de se les approprier. Mais du coup, c’est aussi l’un des plus périlleux. Françoiz Breut et son complice Don Nino sortent avec les honneurs de leur Cover songs in Inferno…
2020 : deux amis de longue date s’ennuient pendant le confinement, s’attristent de la sinistrose générale ? Ils s’interrogent : qu’est-ce qui peut donc rendre les gens plus heureux alors qu’ils ont le sentiment de toucher le fond, d’être littéralement « en enfer » ? Partager la musique que l’on aime, celle qui a compté au cours de notre vie… est une piste intéressante, surtout lorsqu’on est tous deux musiciens. Et Françoiz Breut et Nicolas Laureau (connu sous le pseudonyme de Don Nino ou Niño) se lancent dans ce projet de cover songs in inferno : Don a l’idée initiale, Françoiz choisit les chansons, Don travaille sur leur adaptation, les joue et les produits, Françoiz chante et crée la pochette.
Premier sujet de (relatif) étonnement en regardant la playlist de l’album : une majorité des titres choisis datent des années 60, et ne sont pas forcément dans les genres musicaux auxquels on associerait le nom de Françoiz Breut. « Oldies but Goldies », comme on disait autrefois, couvrant qui plus est des thèmes variés – et pas forcément en rapport avec le thème de l’enfer…
La grande force de l’album, c’est sa cohérence sonore et stylistique, qui soutient une réappropriation totale des chansons par le duo. Comme tout grand album de reprises – et il y en a heureusement, mais pas tant que ça finalement -, Cover Songs in Inferno a tout d’un album de Don Nino et de Françoiz Breut : il y a la voix rêveuse et pourtant très décidée de celle qui est l’une de nos meilleures chanteuses françaises, et il y a une orchestration qui combine brillamment claviers / synthés avec des guitares électriques qui carillonnent juste ce qu’il faut, le tout posé sur des percussions légères mais omniprésentes. Bien entendu, certains des titres sont méconnaissables – les mélodies, lorsqu’elles sont fortes dans les versions originales, sont interprétées ici de manière distanciée -, tandis que d’autres sont plus fidèles, sinon à la forme, mais du moins à l’esprit des originaux.
Petite revue de détail : l’album s’ouvre sur le Planet Caravan de Black Sabbath, un choix pas si surprenant puisqu’il s’agit d’un morceau atmosphérique, décalé par rapport aux titres plus connus de l’album Paranoid. Françoiz et Don se l’approprient totalement sans jamais trahir le psychédélisme vaporeux du Sabbath, et en font le plus beau titre de l’album, justifiant sa pole position.
My Face is on Fire est un single des méconnus Felt, et l’univers maniéré et décadent de Lawrence particulièrement lointain de celui de Don Nino et de Françoiz : le traitement appliqué allège un peu et l’ironie et la noirceur caractéristique de Lawrence.
Oh My Son est une reprise de… Don Nino, et bénéficie d’une mélodie très séduisante, tranchant néanmoins, par ses tonalités nostalgiques et blues / jazzy, avec le reste du disque !
Kizmiaz (« Kiss My Eyes ») est tiré de l’un des albums les plus faciles, les moins provocateurs des Cramps (A Date With Elvis) : une belle mélodie, loin des dérapages psychotiques pour lesquels le groupe était fameux. Il est probable que nul ne saurait dire à première écoute qu’on a affaire à un titre des Cramps, alors que tout rapproche cette version du travail d’une Lana Del Rey (gros compliment de notre part, du coup !).
Si les excellents Hollandais de Shocking Blue étaient surtout connus en France à la fin des années 60 pour leur méga-tube Venus, Daemon Lover est un titre romantique, illuminé par une guitare avec une tonne de réverb, par un orgue psyché, et surtout par la voix remarquable de Mariska Veres. Le choix effectué ici est de ne pas tenter de retrouver trop franchement le psychédélisme originel (même si l’orgue est bien là) et aller plutôt vers les ambiances plus froides de la cold wave ou du trip hop. Malin !
Morning Dew (qui date de 1961) est un grand classique de Bonnie Dobson, une folkeuse canadienne un peu oubliée de nos jours. Une chanson déjà reprise, excusez du peu, par le Grateful Dead, le Jeff Beck Group et par Robert Plant… C’est un magnifique défi à relever, la version originale étant particulièrement lyrique, et il en reste quelque chose ici – même si le lyrisme n’est pas la caractéristique la plus évidente du style musical de Don et Françoiz. On peut toutefois affirmer que cette chanson est tellement forte qu’elle transcenderait probablement n’importe quel traitement !
Southside of the World, une chanson de Bonnie Prince Billy / Will Oldham a évidemment un profil bien plus bas, ce qui ne veut pas dire que le défi soit moins grand, surtout quand on considère la magie que Will Oldham est capable de conférer à la moindre de ses chansons. Southside est un morceau politique, porté par une mélodie accrocheuse, avec une atmosphère plus upbeat que la plupart des autres titres sélectionnés. Et de fait, à titre personnel, même chantée à deux voix, elle nous semble l’adaptation la moins convaincante de tout l’album (Par pitié, que personne ne touche aux grandes chansons de Will Oldham !).
Tout le monde connaît le célébrissime Season of the Witch de Donovan, grande chanson psychédélique paranoïaque (à la création de laquelle on raconte que Jimmy Page aurait participé). Il est donc judicieux comme Françoiz et Don le font ici, de s’éloigner franchement des tonalités de l’époque, pour mieux nous surprendre. Et pour finaliser en « actualiser » l’esprit…
On peut être plus surpris de trouver ensuite une reprise des Kinks : Shangri-la est extrait de l’opéra Rock (comme on disait à l’époque) Arthur (1969), et est une chanson faisant partie du registre des critiques sociales de Ray Davies. L’adaptation du travail de Davies est particulièrement difficile, tant en termes d’actualisation de la forme que du fond, et de transcription des ruptures de ton et des mélodies singulières… On apprécie le courage de notre duo !
L’album se referme avec l’emblématique White Rabbit du Jefferson Airplane (datant de 1967), déchiré ici par des synthés anachroniques : si la version originale de cette grande chanson sur la défonce, bien typique de son époque, se finissait par un crescendo mémorable où la voix de l’immense Grace Slick faisait des merveilles, Françoiz tempère
En résumé, même si chacun appréciera sans doute des titres différents, en fonction de ses goûts, mais aussi de sa connaissance des chansons originelles, Cover Songs in Inferno est un album passionnant, qui vient enrichir, même de manière transversale, la belle discographie de Françoiz. Et la compréhension que nous avons de son travail.
Eric Debarnot