Séra nous invite à revisiter la semaine tragique de son enfance qui le vit assister, terrifié, à la chute de Pnom Penh et à la victoire des Khmers rouges.
Phouséra Ing, dit Séra, est né en 1961 d’un père cambodgien et d’une mère française. Le 17 avril 1975, tétanisé, il assiste à l’entrée des Khmers rouges dans Phnom Penh. La population s’est résignée. Sa famille se réfugie à l’ambassade. Son père, qui a refusé de fuir, est livré par la France aux vainqueurs. Il sera exécuté trois ans plus tard. Séra n’a pu rendre les hommages dus à son corps, qui a, à jamais, disparu.
Depuis Séra vit avec cette peur. Cette terreur qui, selon une expression khmère, pousse « l’âme au bord des cheveux » Dès la première page, nous savons que Phnom Penh va tomber et qu’un génocide s’en suivra. Pour autant, Séra a choisi de raconter la chute du régime. Il décrit froidement cette lente descente aux enfers, qui voit un État fragile, plongé dans la guerre, maintenu à bout de bras, puis lâché par les Américains, s’effondrer sans grande résistance devant un ennemi qui, bien que faible en nombre, se révèle impitoyable. Les gouvernements français et américains n’en sortent pas grandis. Les villes sont vidées de leur population. L’épuration a commencé. En « trois ans, huit mois et vingt jours » de terreur, 20 % de la population y perdront la vie.
La technique de Séra est originale, elle tient plus du documentaire que de la bande dessinée. Il livre des reproductions très réalistes de photos de reporters, de unes de journaux, de rapports administratifs d’époque, voire d’un extrait du film « La 317e Section » de Pierre Schoendoerffer, autant de matière qu’il reproduit, assemble et commente froidement. À la seconde lecture, vous découvrirez qu’il ne présente pas un simple collage, mais qu’’il travaille textures, couleurs ou ombrages. Chaque document est signifiant : il a été choisi entre mille et est magnifié par une mise en scène qui présente un, deux ou, rarement, trois pièces par page. Le résultat est bluffant et l’immersion rapide.
C’est aussi un album de famille, même si l’auteur reste d’une immense pudeur. En quelques pages, il nous présente ses parents, son frère, sa sœur et sa nounou. Les seules incises personnelles sont son premier dessin, déjà marqué par la guerre, et la séquence de la fuite du domicile. Séra n’emportera qu’un seul objet : l’extraordinaire album de Blueberry, « Le spectre aux balles d’or », dont les dessins le fascinent.
Essentiellement descriptif et très peu analytique, l’album élude la question fondamentale : qu’est-ce qui pousse des hommes, ici les Khmers Rouges de Pol Pot, au nom d’une cause, à tuer des centaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants, objectivement innocents ?
Peut-être, tout simplement, estime-t-il, il médite le sujet depuis 40 ans, que la question n’appelle pas de réponse satisfaisante.
Stéphane de Boysson