Jean-Pierre Martinet (1944-1993), précurseur de Houellebecq, nous décrit dans un court récit, La grande vie, la relation scabreuse d’Adolphe Martaud, avorton d’un mètre quarante, et de Mme C., concierge imposante de deux mètres, dans l’univers paradisiaque de la rue Froidevaux juste à côté du cimetière. Ne fuyez pas… on rit à chaque page !
On ne dira jamais assez de bien des bons libraires. D’abord celui qui m’a conseillé, à La Rochelle, de lire Jean-Pierre Martinet (1944-1993) et pour le second celui qui a fondé, à Bordeaux, avec un associé les éditions L’Arbre vengeur en 2002. Ce dernier officiait jusque-là chez Mollat, dans la capitale girondine, sans aucun doute une des plus belles librairies françaises, ses conseils étaient évidemment précieux. Avant de vous présenter Jean-Pierre Martinet qui, ne craignons pas les mots, est clairement un précurseur de Michel Houellebecq, braquons les projecteurs sur l’Arbre Vengeur qui depuis 2002 se définit comme un « éditeur ré-éditeur », la moitié du catalogue est consacré à des textes contemporains quand l’autre est dédié à « redonner vie » aux livres « obscurs » du patrimoine littéraire. Cette nouvelle vie est notamment donnée par le soin accordé à l’illustration des couvertures, ce qui amène à en faire de très beaux « objets ». L’accent éditorial se porte sur le style et sur la contemporanéité des textes (et ce malgré leur âge), on a ainsi pu redécouvrir les oubliés Octave Mirbeau (Les mémoires de mon ami), Léon Bloy (Histoire désobligeante), P.J.Toulet ou encore Emmanuel Bove (et son merveilleux roman Mes amis), j’en passe car leur catalogue recèle beaucoup de pépites oubliées qui sont un vrai régal pour le lecteur.
Revenons à Jean-Pierre Martinet et son court récit La grande vie. Jean-Pierre Martinet se destinait au cinéma puisqu’il fit l’IDHEC (ancêtre de la FEMIS) pour finalement terminer en assistant réalisateur à l’ORTF…, métier qu’il abandonna rapidement pour se consacrer à la littérature et à la critique. On lui devrait la redécouverte d’Henri Calet (« Ne me secouez pas Je suis plein de larmes » non ce n’est pas de Miossec), il fut également traducteur de Jack London (L’appel de la forêt), fut propriétaire d’un kiosque à journaux comme Jean Rouaud et termina sa vie à 48 ans à Libourne ayant sombré dans l’alcoolisme et la déchéance. Il écrivit dans sa notice biographique paraphrasant Pierre Dac : « Parti de rien, Martinet a accompli une trajectoire exemplaire : il est arrivé nulle part. ». Que nenni, Jean-Pierre Martinet peut devenir (il l’est peut-être déjà) un auteur culte au même titre que John Kennedy O’Toole (le même destin tragique) et sa Conjuration des imbéciles (La grande vie est aussi hilarante).
Martinet eut le temps d’écrire Jérôme (« un sommet dans l’épouvante » (A.Eibel) qui est considéré comme son chef-d’œuvre), L’ombre des forêts et Ceux qui n’en mènent pas large.
La grande vie, récit de 48 pages, est un accès idéal (on rit à chaque page malgré la noirceur du propos) à l’œuvre de Martinet, ce texte fut d’abord publié en 1979 dans la revue littéraire Subjectif qui publia notamment pendant sa courte existence (1978-1979) des textes de Charles Bukowski ou Richard Brautigan, on a plus mauvais voisinage…
Que nous raconte La grande vie : la relation scabreuse (voire très scandaleuse) plutôt qu’amoureuse d’un certain Adolphe Marlaud avec l’imposante Madame C. une concierge fan de Luis Mariano et grande lectrice (« Max du Veuzit, Guy Des Cars, Gilbert Cesbron, Didier Decoin », le style de Martinet est tout là) en revanche quand Adolphe lui conseille Nabokov, elle lui demande si « Ce Nabokov n’était pas communiste ». Nous ne serions pas complets si nous ne mentionnions que ledit Adolphe est « un avorton d’un mètre quarante (avec talons) et pesant à peine trente-huit kilos » qui a pour principal précepte de « vivre le moins possible pour souffrir le moins possible ».
Comme dans toute tragédie, il y a une unité de lieu et c’est la rue Froidevaux… si vous n’habitez pas Paris, sachez que la rue Froidevaux est sans doute une des artères les plus sinistres de Paris (de mon point de vue), elle est bordée par le cimetière Montparnasse et relie la Gare Montparnasse à la place Denfert Rochereau. Nos deux héros vivent leur « idylle » dans ce périmètre, Adolphe travaille dans le magasin de pompes funèbres du coin et Madame C a sa loge au 74, bref vous l’aurez compris ce n’est pas glamour.
Sans rien divulgâcher, vous découvrirez que le passé familial de notre héros Adolphe n’est pas des plus glorieux…son père René Marlaud (1902-1953) n’est pas à proprement parlé un exemple pour la France (on rit même à son propos et pourtant !), cela n’empêche pas son fils de surveiller scrupuleusement sa sépulture (mais je m’arrête là). Le talent célinien de Martinet est de rendre un récit d’une noirceur accablante d’une drôlerie implacable. Comme écrit en préambule, on retrouve ce qui fera la touche houellebecquienne à savoir la description de personnages et d’environnement glauques avec un cynisme hilarant. Je ne résiste pas au plaisir de partager ce passage où nos deux héros décident d’aller voir au cinéma un film porno au Maine « Les Limeuses » dont on leur avait dit le plus grand bien (cela va d’ailleurs provoquer un drame…), réaction d’Adolphe : « Après tout, mieux vaut un mauvais porno qu’un bon film du Louche, ou se triturer les méninges pour savoir si Romy Schneider va avorter ou pas dans le dernier film de Sautet. ». Bref si vous aimez le mauvais esprit (ce qui est mon cas) vous serez servi à chaque page.
Ne ratez surtout pas l’excellente préface de Denis Lavant qui a adapté ce texte au théâtre (on l’imagine tout à fait en Adolphe !), il a d’ailleurs reçu le Grand Prix de l’Humour Noir du Spectacle en 2012.
Il faut lire, relire La grande vie, il faut offrir ce livre, on s’esclaffe à chaque page de « ce texte halluciné », cela ne coûte que 5€, se glisse dans la poche d’une veste et se lit en moins de temps qu’il n’en faut pour s’envoyer 2 pintes dans un rade glauque de la rue Froidevaux (en tentant d’éviter les avances d’une grosse concierge).
Éric ATTIC