Pour 2023, Rival Sons mettent les bouchées doubles. Darkfighter est le premier volet d’un diptyque qui pourrait s’avérer décisif pour la bande de Long Beach. L’engouement sera-t-il à la hauteur de l’effort ?
Le milieu du rock’n’roll post-moderne à guitares vrombissantes offre souvent deux extrêmes de notoriété. D’un côté, des cadors comme Jack White ou Josh Homme, dont la popularité est telle que leur talent en redeviendrait presque surprenant à chaque nouvelle occasion de le constater. Oui, ces mecs sont excellents, il se trouve que c’est précisément la raison de leur rayonnement. De l’autre, des figures non moins cruciales, opérant à un niveau plus confidentiel (Jim Jones, inestimable prédicateur des watts en furie ; Dax Riggs, spectre atonal dans la brume du bayou). Sur cette échelle de visibilité, Rival Sons occupent le juste milieu. Découverts en 2009 avec Before The Fire et confirmés avec Pressure & Time en 2011, le groupe aurait pu courir le risque de se cantonner aux oripeaux heavy blues version 1972. Usiner du sous-Led Zep bien après l’heure et du sur-Greta Van Fleet un peu avant l’heure. Les Fistons Rivaux semblaient d’ailleurs conscients de la bifurcation qui se profilait. Filer un fétichisme d’Épinal ou tailler une route plus moderne, potentiellement ardue pour leur carrière naissante. Dès 2012, Head Down toisait le dilemme, sans encore en trancher la réponse. D’une part, le groupe variait sa palette, puisant dans la soul et le rock roots à la Creedence. De l’autre, il lorgnait sur une veine plus actuelle défrichée par White, Homme, Dan Auerbach et autres Jon Spencer. Une approche Tarantinesque, seule capable de revigorer la mythologie des bas-fonds immémoriaux.
En 2014, Great Western Valkyrie touchait le point de fusion. L’intro du single Open My Eyes référençait ouvertement le monolithe de When The Levee Breaks pour mieux en dévier dès le premier couplet. Electric Man et Secret lançaient des gantelets à la face de Third Man, tandis que Good Luck et Good Things rendaient leurs entournures soul aussi intemporelles que possible. Une habileté immédiatement payante, donnant lieu à un disque-somme… qu’il allait falloir dépasser. Hollow Bones (2017) et Feral Roots (2019), derrière leurs sublimes pochettes, semblaient réticents à trop ouvertement tenter le diable. Le groupe y faisait fructifier son style nouvellement perfectionné sans prendre de risques inconsidérés. C’était compréhensible, tant l’équilibre acquis au fil des albums précédents était périlleux, mais on sentait bien qu’un nouveau palier s’imposait. Or, il fut récemment annoncé que Darkfighter, initialement prévu pour le 10 mars, était devenu un double album dont le premier volet sortirait finalement le 2 juin. Le second, intitulé Lightbringer, étant promis pour la seconde moitié de l’année. Une fois passée la surprise d’une double dose de Sons pour 2023, on se dit que tout cela ressemble fortement au palier tant espéré.
Dès Mirrors, on comprend que le groupe n’a pas fait tout ce chemin pour être faussement timide. Jay Buchanan livre d’entrée une performance hallucinante, poussant sa tessiture qu’on savait déjà ample vers des cimes encore peu foulées. Si Buchanan est un frontman ahurissant, chaînon rêvé entre Paul Rodgers et Ian Astbury, Scott Holiday est à ranger quelque part entre Jack White et Leigh Stephens. Peu d’esbroufe, un vocable de riffs lourds, des envies acoustiques palpables et beaucoup, beaucoup de fuzz pour faire pencher la balance. Esthétiquement, l’impression produite est celle d’un zeppelin (l’aeronef autant que le groupe) piloté par des gangsters à la Peaky Blinders. Aux manettes de la console, le fidèle Dave Cobb sait parfaitement capter le grabuge environnant. On enchaîne derechef sur Nobody Wants To Die, qui torche toujours autant la tronche des mois après sa mise en orbite comme single. Et, comme le dirait Saint Marielle, nom de Dieu de bordel de merde, quel single… Le groupe met l’auditeur K.O. à mains nues. Holiday décape le papier peint à grands coups de riffs et Buchanan hurle en soul man possédé. Mike Miley prouve qu’il est l’un des plus dignes disciples de John Bonham, pendant que la quatre-cordes de Dave Beste louvoie avec adresse au milieu des tirs croisés. Bref, ça défonce très, très sec, sans jamais tomber dans la caricature. Tout sonne vrai.
Parce qu’ils auraient sans doute tort de se retenir, les gars nous servent immédiatement un second single, Bird in the Hand. Un shuffle bluesy à la rouille jubilatoire, où la fuzz grince et gronde en un parfait lit de barbelés pour la voix de Jay, lequel n’a pas l’air essouflé par sa propre excellence. La composition est foncièrement accrocheuse, avec des claviers affleurant au fond du mix et un texte neo-Morrisonien (Jim plus que Toni) aux visions cryptiques. Il est appréciable d’entendre une chanson rock où l’on cerne mal l’objet du discours, sans pour autant avoir la sensation d’être abruti par des métaphores vaseuses. Bright Light lève le pied sur la théâtralité pour renouer avec une grammaire plus naturaliste. Buchanan hulule comme John Fogerty et les accords du refrain grésillent juste ce qu’il faut. Il est seulement dommage que le solo esquissé par Holiday, qui laissait entrevoir un tunnel de fuzz biscornue, soit finalement si timoré. Rapture commence comme une mutation stoner de Stone Temple Pilots (Stoneur Temple Pil… oui, elle est facile, désolé) avant de couper court au vacarme avec une acoustique à fleur de peau. Là encore, Jay crame la baraque sans donner l’impression d’avoir même gratté une allumette. Guillotine pousse tous les potards simultanément. Les guitares saturent en gueulant, la section rythmique fait feu de tout bois et la voix jaillit en un flot de lave qui consume l’encéphale à bout portant.
Comme une note d’intention, le groupe a gardé ses deux titres les plus denses pour la fin. Horses Breath et Darkside sont tous deux au-dessus de la barre des six minutes. Les mélodies du premier sont parmi les plus enjôleuses du projet, prouvant au passage que Buchanan n’est pas qu’une machine de guerre hurlant sans répit. Les nuances de son interprétation se dévoilent graduellement avec une subtilité redoutable. Les « too late, too laaaaaate to turn around » du refrain hantent longtemps après la première écoute. Le dernier titre semi-éponyme s’ouvre sur un fracas digne des jours les plus malodorants d’Electric Wizard, avant de céder la place à un couplet acoustique. Dans un registre plus grave, Jay est tout aussi convainquant que sur les hauteurs vertigineuses de ses faits d’armes usuels. Holiday lui répond sur une fréquence anguleuse que n’aurait pas renié Neil Young, tirant des arpèges frémissants d’un ampli qu’on devine bouillonnant bien avant qu’il n’érupte en soli de dernière minute. Buchanan relève le défi, grimpant une ultime fois les haubans avant d’en redescendre pour vocaliser doucement sur l’acoustique des mesures finales.
Sous des abords parfois rustres, le hard rock est un art peu indulgent, qui jauge souvent la valeur d’un groupe sur sa capacité à s’imposer comme une force de la nature. Un test impossible à fausser, que Rival Sons ont pourtant validé depuis de nombreuses années. Comment un groupe aussi intense, pourvu d’un chanteur si héroïque et habité, peut-il encore flotter entre deux eaux dans le courant mainstream de 2023 ? D’aucuns argueront qu’il faut de bonnes chansons pour sortir du lot, mais Darkfighter n’est rien sinon le nouveau maillon d’une chaine d’albums marquants à l’interprétation chevronnée. De plus, ayant vu les intéressés sur scène à deux reprises (dont une ouverture des adieux outre-Atlantique de Black Sabbath), votre serviteur peut témoigner que leur exécution sur planches est largement à la hauteur des enregistrements. Quelle est donc cette fâcheuse obscurité qui persiste autour du groupe ? Sans être invisibles, Rival Sons méritent d’être bien plus imposants. Si Darkfighter ne prouve qu’une chose, c’est que le groupe est digne d’intégrer les forces d’élite du rock actuel, quelque part entre les gravures sur fuzz de Queens of the Stone Age, l’érudition roots des Black Keys et la mélancolie granuleuse d’Arctic Monkeys. Une place vacante de longue date, et qu’on ne verrait personne d’autre occuper mieux que Rival Sons. Prochain épisode, donc : Lightbringer. Après la pénombre pré-estivale, la saison froide s’annonce éblouissante.
Mattias Frances
Un plaisir à lire cette critique.
Merci à vous de l’avoir lue et commentée :)
Merci bien de votre avis, ces mecs cassent la baraque. Faut pas que je loupe les prochains concerts en France.
Merci à vous de m’avoir lu. C’est vrai qu’ils valent totalement le coup sur scène. Etant donné qu’ils se produisent dans des endroits « à taille humaine », autant en profiter :)