Passée quasi inaperçue, la petite grande série de AppleTV a pourtant bien des qualités, discrètes mais réelles, qui en font une excellente surprise dans le registre de la comédie classique américaine nimbée de surréalisme philosophique. Des sujets profonds traités avec légèreté. On vous explique.
Pas étonnant de découvrir, en écrivant cette chronique, que les créateurs et scénaristes de The Big Door Prize sont ceux de Schitt’s Creek, sympathique loufoquerie qui basait ces personnages dans une petite ville atrocement banale, voire ras des pâquerettes pour ses habitants. Avec une famille ultra-riche perdue au milieu de « bouseux » qui finalement leur rappelleront assez tôt quel peut être le véritable sens d’une existence. Ici, ce sont plutôt les habitants d’une même bourgade, Deerfield, qui vont être bousculés par l’arrivée d’un élément perturbateur. En effet, l’épicerie du coin découvre un beau matin qu’on leur a livré (et installé) une machine à « dévoiler les potentiels de vie »…grosso modo, vous donnez vos empreintes digitales, deux-trois données personnelles, et la machine façon jackpot vous offre un ticket sur lequel est inscrit votre potentiel de vie – ce que vous êtes, ce que vous pourriez être, ce que vous devriez être… un mot, un seul, qui vous définit, vous ou votre trajectoire de vie. Le pitch est aussi improbable que basique, la réalisation et la mise en place de l’histoire aussi, mais le résultat frise souvent le vertigineux.
En effet, malgré des situations déjà vues dans moults séries (c’est même fait exprès, ancrer les situations affreusement banales dans une logique de « déjà-vu » sériel), malgré une fausse naïveté dans la conduite des épisodes et dans des procédés scénaristiques évidents, The Big Door Prize rappelle souvent The Leftovers dans son ambition affichée : l’existentialisme et le déterminisme de nos existences. Oui, vous avez bien lu : sous couvert de fêtes municipales idiotes, de bals de lycée classiques, de rendez-vous au fast-food ou au bar du coin pour s’en jeter une dernière, bref des lieux communs inhérents au genre télévisuel, la série tente de répondre ou de débattre sur ce qui agite tout être humain : qui sommes-nous ? Où allons-nous ? Vivons-nous la vie que nous avons vraiment cherchée à vivre ou celle que nous vivons par défaut ? Suis-je allé au bout de mes potentialités ou de mes désirs ? Dois-je me contenter de mon existence actuelle ? Pourrais-je être encore plus heureux.se ?
Sur la base d’une seule machine, sortie d’on ne sait où (pour l’instant) et qui délivre des mots-bilans définitifs pour définir les habitants, Deerfield devient le théâtre de bouleversements complets, entre les frustrés, ceux qui ne s’étaient jamais posé de questions et qui remettent tout à plat, ceux qui n’y croient pas et qui se rebellent contre le déterminisme forcé du procédé, ceux qui se découvrent un talent/une passion ou ceux qui foncent vers une destinée fatale non consentie, les trajectoires des personnages que l’on suit sont assez incroyables.
Avec un focus plus important sur l’un d’entre eux à chaque épisode, la première saison, en dix épisodes, parvient avec miracle à aller très loin dans ses détails scénaristiques et ressorts dramatiques tout en restant dans une posture légère, très « comédie dramatique » a priori inoffensive si on ne s’y attarde pas trop. Mais l’astuce géniale des créateurs, c’est d’avoir proposé des portraits de Mme et Mr Tout-le-Monde qui découvre, du jour au lendemain, soit qu’il a déjà vécu toutes ses potentialités – et des trucs nazes, donc dépression assurée… ou qu’on est voué à une vie de royauté alors que pour l’instant, on a un job moyen, un mari moyen, une existence totalement moyenne… alors, on s’en contente ? On pète tout et on ose ? Et finalement, ces gens normaux nous ressemblent dès le départ, tous faisant office de miroirs des existences réelles avec des décisions de vie à prendre ou pas.
Au fil des épisodes, The Big Door Prize résonnera en chacun de nous. Certes, avec moins de flamboyance et de beauté ultime que The Leftovers entre autres, mais avec une façon surprenante de tordre la banalité de l’ensemble pour l’amener en deux-trois dialogues dans une proposition philosophique de haute volée. Et c’est tellement inattendu que ça en devient complètement addictif. À découvrir !
Jean-françois Lahorgue