On ne se remet pas tout à fait du premier album, et voilà qu’O Monolith en rajoute une couche. Squid continue de défricher des sentiers vierges et signe un disque au registre surréaliste où l’inconnu devient captivant.
Bright Green Field nous a fait décoller du sol, pour rester poli, et c’est dire si l’on ne se sert pas déjà de Squid et de leur seul long format pour décrire un paradigme musical émergeant depuis quelques années – celui d’une musique protéiforme, certes, mais qui peut prétendre à des horizons plus variés que ceux, non moins exaltants mais moins accessibles de groupes comme black midi, éternelle figure comparative piochée dans le vivier de Dan Carey.
Bien, mais que proposer après un premier album débordant d’inventivité, pour ne pas faillir à l’épreuve du deuxième ? Le quintet a fait le choix sûr mais pertinent de poursuivre dans la même voie que Bright Green Field, et toujours avec cette même ambition démiurgique. O Monolith n’est pas une redite cependant, mais vient au contraire augmenter les possibles de ce monde dont le prédécesseur a établi les fondations. Il dispose de sa propre part d’ésotérisme, et seule une écoute attentive et répétée permet d’en percer la carapace, bien que ne semble ni possible ni souhaitable de lever l’entièreté du mystère qui y plane.
Ollie Judge et ses acolytes ont tenté beaucoup de choses sur leur premier album qui se sont avérées une franche réussite, mais ne marquaient que le commencement. Lancés à pleine vitesse sur Bright Green Field pour être certains de percuter leur cible, les cinq musiciens naviguent ici avec toujours autant de hargne, mais plus de discernement. En outre, si les deux semblent indissociables, c’est que bon nombre des morceaux ont été testés, éprouvés, perfectionnés en live parmi leurs titres déjà connus. O Monolith découle donc de Bright Green Field, tout autant qu’il le distance, s’engouffrant dans des voies plus originales encore, s’affranchissant de tout classique post-punk à la Paddling.
Sous couvert d’une accumulation impromptue de sonorités, Squid compose intelligemment, et cultive l’idée d’un espace créatif stimulant et interconnecté, où chaque esprit y appose sa marque afin d’aboutir à un ensemble particulièrement riche. De cette démarche découle une singulière tension mise à l’œuvre dès Swing (In A Dream), qui constitue une introduction de haut vol et donne la mesure du pas encore franchi par Squid sur ce second long format.
O Monolith n’est pas uniformément sombre ni clair, sa surface est non polie, mais ses extrémités sont affûtées. Ollie Judge et ses acolytes y jouent de l’assourdissement du vacarme et de la pesanteur du silence, se laissant aller parfois à une démence angoissante sur Devil’s Den, mais envoûtante sur Siphon Song où les voix se perdent, se croisent, s’entrechoquent jusqu’à l’implosion.
…De sorte que le groove dérangé d’Undergrowth en devient presque chaleureux, de son funk passé à l’essoreuse et ses paroles occultes (« Ergonomic for the rest of my day / I’d rather melt melt melt melt away »). Ollie Judge y parle de se réincarner en table, et avoue lui-même son cynisme, sur fond de spiritualisme. The Blades incarne à lui seul cette tempête dans laquelle se confine le quintet : la voix du chanteur se contorsionne pour percer le chaos dans laquelle nous plonge la trompette de Laurie Nankivell, jusqu’à ce qu’une – fausse – accalmie ne s’installe. Fausse oui, car le tapage reprend vite avec After the Flash, mais quel délice que cette savante clameur où s’invitent à nouveau les chœurs funestes de Martha Skye Murphy, déjà entendue sur Narrator.
O Monolith, qui n’a décidément rien de monolithique, s’achève avec un morceau au titre étonnant (If You Had Seen The Bull’s Swimming Attempts You Would Have Stayed Away). Les voix y grouillent en un ballet terrifiant, mais synthés et trompette apportent suffisamment de lumière pour nous permettre de relâcher toute défense et contempler la beauté des forces démesurées déployées par le quintet sur cet acte final.
Squid préfère toujours emprunter la voie la plus hostile pour tendre vers la clarté. Le parcours est dérangeant et accidenté, mais l’ensemble relève d’une certaine virtuosité qui nous surprend à chaque écoute. S’il dispose de sérieux concurrents, il ne fait aucun doute qu’O Monolith rejoint le cru des meilleurs albums de l’année 2023.
Marion des Forts