Au sein de la scène néo-classique, Matthew Robert Cooper plus connu sous le nom d’Eluvium signe peut-être depuis plus de 20 ans les disques les plus passionnants et les plus chargés d’un humanisme radieux. (Whirring Marvels In) Consensus Reality est un sommet dans cette discographie riche et belle.
Et si la beauté existait en ce monde ? Et si pour l’atteindre, fallait-il passer par l’expérience de la solitude la plus extrême ? Et si pour en dessiner les contours, fallait-il se perdre en une multitude de fragments ? Fallait-il accepter que l’identité ne soit plus une et indivisible mais mille et cent, une évaporation des regards dans le vent ? Une certitude esquissée dans l’abandon, un acte qui ne se déploie jamais mais qui au contraire s’écoule et s’étire. Je ne sais pas pour vous mais j’ai connu comme je me plais à l’espérer des moments où la beauté absolue m’apparaissait, dans le regard d’un nouveau-né, dans le premier mot dit, le premier pas. Parfois, se retrouver enfermé seul avec soi-même, son pire ennemi est finalement une bénédiction pour celui qui le vit. Toutefois délestez tout de suite ce terme de sa dimension religieuse. Les deux confinements et particulièrement le premier que nous avons tous subi nous ont confronté à nous-mêmes mais aussi à un temps de la contemplation que nous avions oublié, à un sens de la rareté et de l’échange que nous avions perdu. Ces évènements nous ont transformés en profondeur et sans doute n’avons-nous pas encore conscience de ses conséquences.
Qu’en est-il alors d’un artiste ? A peu de choses près, la même chose que pour le commun des mortels sauf que l’artiste, lui, nous offre une vision et un ressenti au-delà de toute subjectivité, une tentation d’universalité et d’humanisme dans ce que le terme a de noble. Matthew Robert Cooper ou plutôt Eluvium a toujours su traduire en images oniriques nos rêves les plus confus, les plus tourmentés, aidé en cela des œuvres de sa compagne, Jeannie Lynn Paske pour les artworks de ses disques. Comme tous les disques d’Eluvium, (Whirring Marvels In) Consensus Reality ne nous afflige pas des formules paresseuses comme parfois certains disques de la scène néo-classique peuvent tendre à se vautrer. Au contraire, Matthew Cooper se met au service d’un concept qu’il poursuit et narre dans des structures à la fois répétitives et surprenantes. Au départ de sa réflexion, il y a d’abord la lecture des poèmes du romancier américain Richard Brautigan et plus particulièrement All Watched Over By Machines Of Loving Grace (1967) mais aussi La Terre Vaine de T.S Eliot.
Comme l’explique Cooper dans le communiqué de presse qui accompagne la sortie : Whirring Marvels In) Consensus Reality traite intrinsèquement du besoin de sens de l’humanité et de l’émergence d’algorithmes reflétant les boucles de rétroaction des interactions de l’humanité avec les machines elles-mêmes. Cette relation compliquée que nous entretenons avec la technologie, les automatismes et les algorithmes – et l’influence qu’ils ont à leur tour sur notre image du monde – est le cœur et l’âme mécanisés de ce disque.
Aussi étrange et paradoxale que cela puisse paraître, pour dénoncer ce nouveau rapport aux algorithmes et cette déformation de notre vision du monde, Matthew Robert Cooper s’est appuyé sur une composition algorithmique, fait nouveau dans son processus d’écriture et de composition. En effet, ce disque est le fruit des deux confinements liés à la crise sanitaire. Nombre des pièces musicales que l’on entend sur (Whirring Marvels In) Consensus Reality ont été enregistrés à distance en téléconférence. Pourtant, à l’écoute de cet album, on sent chez Eluvium une volonté à aller toujours vers plus d’orchestration, à tenter des expériences nouvelles, à aller toujours plus loin. Que ce soient l’usage d’instruments à vent, un lyrisme libre et céleste, Matthew Robert Cooper est haut, très haut au-dessus de nous et en même temps au plus près de nous.
Ce qui est magistral avec la discographie d’Eluvium c’est qu’il ne se laisse jamais aller à la facilité mais ne nous piège pas non plus dans un hermétisme de bon ton. Les compositions d’Eluvium se tiennent éloignées aussi bien de l’ « accessibilité » à tout prix que de l’ésotérisme militant. Ces pièces sublimes sont immédiatement accessibles mais ne cessent de nous dévoiler des facettes inconnues. Void Manifest , par exemple, ressemble à un hommage au Odi et Amo de Johann Johannsson quand Mass Lossless Interbeing dévoile des envies plus bruitistes.
Jamais Matthew Robert Cooper ne succombe à des recettes, il ne cesse de se remettre en question, de se mettre en danger, de provoquer l’empathie chez nous. La musique d’Eluvium nous ramène vers le territoire de l’enfance, ces monstres étranges, à la fois doux et inquiétants, aux formes épaisses et à la peau de plume qui habitent les visions de Jeannie Lynn Paske. Le monde d’Eluvium n’est pas seulement sonore, il est avant toute chose une expérience, une confrontation, une rencontre avec la beauté absolue, avec l’émerveillement. (Whirring Marvels In) Consensus Reality ranime nos sens pour mieux nous transporter dans un monde qui est à fois le nôtre mais aussi un autre lieu, celui d’un ailleurs enfin palpable.
Matthew Robert Cooper crée des mondes dans lesquels il fait bon vivre et (Whirring Marvels In) Consensus Reality en est une exaltante démonstration.