Et si le disque de l’année 2023 était finlandais ? Et si le disque de l’année était un disque Dark Folk ? Et si quand la beauté frappe (fort !), on ne pouvait que s’incliner. A l’écoute de Valkama, l’album tant attendu de Tenhi, on ne peut que s’avouer vaincu par la beauté absolue de ces errances crépusculaires.
La musique essentielle, l’indispensable, la viscéralement vitale ne peut que tendre vers une forme d’universatilité. Les mots, les paroles prononcés, le sens profond distillé par le chant n’importe alors plus. Ce qui prime, quitte à paraître naïf ou un peu bêta, c’est l’émotion pure, sans filtre. Cette traduction infime de l’expression, ce tremblement dans la voix que l’on interprète comme un frémissement de la chair. On peut bien être submergé par l’émotion qu’engendre la Symphony of Sorrowful Songs d’Henryk Gorecki sans en connaître le contexte ni les origines. La beauté pure n’a pas besoin d’explications ou de théories. La musique vitale ne recherche que la rencontre avec son auditeur, au-delà des mots et des frontières, des cultures et des croyances. La musique vitale constitue notre communauté humaine.
Il y a fort à parier que vous ne compreniez goutte aux mots chantés de cette voix gutturale et douce sur Valkama par Tyko Saarikko à moins que vous ayez une pratique approfondie de la langue finlandaise. Pourtant, dès l’ouverture avec le sublime Saattue, la messe est dite. Vous serez du voyage et vous suivrez à l’aveugle les pistes empruntés par les Finlandais. Valkama, leur sixième album, porte bien son nom. On pourrait le traduire par Port ou Abri. Qu’est-ce qu’un port si ce n’est un tremplin vers l’aventure, un point de départ dans l’inconnu et le hasardeux ? Qu’est-ce qu’un abri si ce n’est un lieu où l’on vient trouver une forme d’apaisement ? Ce qui rend assurément la musique de Tenhi si touchante et si interpellante pour notre oreille, c’est sa capacité à faire taire cette vieille querelle entre les anciens et les modernes, à réconcilier les airs anciens et les contingences de notre temps. Les sphères temporelles deviennent poreuses et irrésistibles, à la fois limpides et énigmatiques.
On avait quitté les Finlandais avec le sublime Saivo en 2011, autant dire une éternité. Saivo était un disque de climats et d’ambiances porté vers l’Ambient et l’envie de peindre des paysages dans un format cinémascope. Ne perdant rien de son caractère épique, Valkama recentre le propos sur l’intimité de l’errance et de la déambulation. C’est un peu comme si Tenhi avait changé de focale, que l’accommodation du regard privilégiait le repli sur soi, un recentrage sur l’essentiel.
Piochant aussi bien dans le répertoire Folk du pays ses influences et ses ambiances, Tenhi imagine également un Rock progressif sans soli de guitares interminables et hermétisme facile. En cela, on pensera parfois au quatrième album de King Crimson sorti en 1971, Islands et plus particulièrement l’esthétique rencontrée dans des titres comme Sailor’s Tale ou encore Prelude Song Of The Gulls. Pourtant, je mets fort à parier que si vous vous attardez à réécouter ces titres de Robert Fripp, vous ne voyiez que peu de similitudes entre les deux œuvres évoquées. Ce qu’il y a de commun entre les travaux de Fripp et ceux de Saarikko, c’est cette capacité à vous transporter dans un univers marin. Entrer dans de tels lieux, c’est accepter de se laisser porter par la vague éternelle, c’est revenir à l’abri utérin que peut être l’océan, c’est se laisser aller au rythme imprévisible de l’élément liquide qui peut être tranquille pour l’instant d’après devenir menaçant et inquiétant. Dans les « chansons » de King Crimson comme dans celles de Tenhi cohabitent inquiétude et tranquillité, des émotions paroxystiques et contraires. Il ne faut pas oublier que même s’il n’en reste que peu de traces, Tenhi est à la base issue de la scène Metal. De cette scène, les Finlandais ont conservé ce sens de la dramatisation et de la nuance dans les atmosphères. Valkama joue avec toutes les variations des nuances entre le gris et le noir. Rien n’est absolument obscur, rien n’est totalement clair. On navigue à vue dans un crépuscule sans fin dans un monde habité de fantômes d’hiver, des arbres creux que nulle vie n’habite.
Ce disque sublime vous transporte dans un ailleurs qui n’est ni seulement un abri ni vraiment un port. Valkama vous confronte à la fois à vos peurs et vos joies dans un échange dans le non-dit. Ce qui brille ne tue pas, ce qui nous met dans un état d’extase nous grandit, nous épanouit. Plonger dans l’écoute de ce disque nous confronte au fameux Syndrome de Stendhal, vous savez, ce trouble mental subi par l’auteur à Florence face à tant de beauté.
Il décrivait ce trouble ainsi : « J’étais arrivé à ce point d’émotion où se rencontrent les sensations célestes données par les Beaux Arts et les sentiments passionnés. En sortant de Santa Croce, j’avais un battement de cœur, la vie était épuisée chez moi, je marchais avec la crainte de tomber. »
La beauté pure, la musique essentielle, la viscéralement vitale peut modifier notre esprit et (osons les vilains mots) notre âme. Cette musique-là peut nous changer en profondeur, elle s’infiltre malgré nous au cœur de ce que nous sommes, Ulapoi, par exemple, pour ne citer qu’elle parmi les nombreuses splendeurs qui égrènent le disque, suffit à elle-seule à légitimer votre écoute attentive. Ce disque précieux relève de l’expérience, on finit épuisé comme Henri Beyle épuisé par tant de merveilles, hébété et incrédule face à cette capacité à nous éblouir.
Valkama ne sombre jamais dans la facilité, il joue avec la suggestion et la subtilité, il ne bouleverse pas par un lyrisme appuyé, au contraire, tout est rentré et intériorisé sur ce disque pourtant épique. Il brille par un romantisme sombre, comme un soleil noir lu chez Mallarmé, comme le soleil assassin de Meursault. Jour et nuit s’épousent dans un espace temporel indéfinissable, ni triste ni gai, ni apaisé ni inquiétant. Valkama est un grand disque car il est guidé par une empathie profonde, Valkama est un immense disque car il atteint cette universatilité, celle de la contemplation de notre condition d’humains et de mortels.