L’Elysée Montmartre s’est embrasée hier soir des couleurs de l’Ukraine, avec un Gogol Bordello qui nous a offert un set plus punk que jamais. « Solidarité ! »
On ne pensait plus trop à Eugene Hütz et à son fantasque Gogol Bordello ces derniers temps, même si la guerre en Ukraine nous avait rappelé l’esprit humaniste, contestataire et « globalisant » (au sens où la gauche l’entendait autrefois) de ce musicien réfugié depuis longtemps à New York. Et puis il y a eu en octobre dernier ce nouvel album, au titre (Solidaritine) et aux couleurs (bleu et jaune) ramenant Gogol Bordello au centre de l’actualité : car à quoi bon vouloir changer le monde quand votre propre pays est menacé de disparition ?
19h35 : les deux New-Yorkaises de Puzzled Panther sont bien sympathiques, fraîches – comme on dit de nos jours – et tout, mais il nous faut bien admettre, après un seul morceau, que ça faisait un bail qu’on n’avait pas vu quelqu’un d’aussi « amateur », au mauvais sens du terme, sur scène. Ne sachant ni jouer ni chanter correctement, leurs chansons enthousiastes retombent pitoyablement. « On est en train d’improviser, on n’a jamais joué ces chansons sur scène ! » dit la chanteuse. Eh oui, on l’avait deviné ! On se croirait revenus quelques décennies en arrière, à l’époque des premières parties incapables que nous chassions de scène à coup de canettes de bière. Mais, dans la fosse des photographes, un hurluberlu s’agite, enthousiaste, en les mitraillant avec son portable : on reconnaît Eugene Hütz venu mettre de l’ambiance ! A la dernière chanson, il monte sur scène avec sa guitare et rajoute sa voix, son talent, au mix. Et ça marche, d’un seul coup il y a une épine dorsale qui a poussé dans ce punk rock jusque-là incohérent, et on ressent enfin l’énergie qui n’était que mimée.
20h40 : On avait bien noté avec Solidaritine un retour à l’urgence punk des débuts de Gogol Bordello, allié à un moindre soin apporté à la « forme » – en particulier pour le chant d’Eugene, clairement dans l’urgence. Pas de surprise donc avec le démarrage pied au plancher du set, avec un Sacred Darling brutal, qui voit le groupe entier venir au contact du public, déjà survolté : « Well darling let’s discuss our tactics / I will be mad and you will be possessed / That is the only way to fight this world / That is the only times when we are at our best » (Eh bien chérie, discutons de nos tactiques / Je serai fou et tu seras possédée / C’est la seule façon de combattre ce monde / C’est le seul moment où nous sommes à notre meilleur). Être en colère est la seule chose possible face à la brutalité du monde !
Les musiciens sont les mêmes qu’au Trianon il y a six ans (déjà !), avec quand même une nouvelle accordéoniste, Erica Mancini, qu’Eugene nous présentera comme venant de Little Italy (« Et pas de la grande Italie, le pays champion du monde ! »). Dans une salle moins « chaude » que le Trianon comme l’Elysée Montmartre, le son, fort et efficace, qui sort de la sono, correspond parfaitement à ce retour à l’extrémisme de la musique de Gogol Bordello : on voit tout de suite qu’on ne va pas faire dans la nuance, cette fois, et que ça va bastonner. Il y a rapidement pas mal de slammers, alors que le public semblait a priori bien sage, mais aussi de bousculades dans et autour d’un moshpit qu’Eugene anime – sans pour autant le rejoindre !
Finalement, alors qu’on imaginait un set centré sur ce dernier album, nous n’aurons entendu de Solidaritine, ce soir, que le furieux Focus Coin et l’ultra-accrocheur Fire on Ice Floe, le moment le plus festif de la soirée, celui qui a le plus rappelé le Gogol Bordello d’antan. On regrettera forcément de ne pas avoir pu profiter de l’excellente reprise du Blueprint de Fugazi, qui aurait fait belle figure ce soir ! La setlist restera concentrée sur les classiques du groupe, extraits des meilleurs albums (Gypsy Punks, Super Taranta et surtout le formidable Trans-Continental Hustle), mais il est parfois difficile de les reconnaître dans le chaos brutal que dégage le groupe.
Sur scène, c’est le festival habituel, avec un alignement incessant de poses et d’attitudes qui font évidemment le bonheur des photographes : Gogol Bordello, que l’on aime ou pas leur « gipsy punk » et son aspect « folklore du monde », reste l’un des spectacles les plus excitants que l’on puisse voir sur scène, même si ses détracteurs prétendront comme toujours que le groupe est meilleur en termes d’image que de musique ! Le MC et percussionniste équatorien Pedro Erazo est toujours à fond, essayant de pousser le public à l’hystérie, mais le préféré indiscutable du public reste le violoniste emblématique, Sergueï Ryabtsev, qui semble avoir perdu du poids, et dont on ne mentionnera pas trop la nationalité russe à la fin, lors de la présentation des musiciens… Le bassiste massif et très « heavy metal » Gil Alexandre, originaire du Minas Gerais, fera la joie des Brésiliens présents dans la salle (eh oui, le public, comme le groupe, est très mélangé) avec son drapeau plié et dépassant de sa poche. Le pantalon du nouveau guitariste, remplaçant Boris Pelech qui a quitté le groupe il y a quelques semaines seulement, fait, lui, référence aux Sex Pistols…
Pala Tute, avec ses « Lela lela lela » faciles à brailler tous en chœur, clôt le set principal au bout d’un peu plus d’une heure et quart, mais on sait qu’avec Gogol Bordello, le rappel va permettre à Eugene de monter encore en puissance. Et en effet, il débute très fort avec une version magnifique d’Alcohol, alors qu’Eugene a empilé les caisses sur scène pour être le plus en hauteur possible : enfin de l’émotion, le seul ingrédient qui avait manqué à la soirée jusque-là… Eugene nous annonce le célèbre morceau des punks d’Angelic Upstarts, Solidarity, une chanson composée il y a 40 ans pour soutenir les grévistes polonais du syndicat Solidarność dans leur bras de fer avec le régime soviétique : « Et 40 ans plus tard, nous voilà en train de lutter contre les mêmes salopards ! », clame Eugene, alors que l’Elysée Montmartre explose. « Give them hope, give them strength, give them life / Like a candle burning in the black of night / We are with you in our hearts and in our minds / And we’ll pray for our nation through its darkest times » (Donnez-leur de l’espoir, donnez-leur de la force, donnez-leur la vie / Comme une bougie qui brûle dans le noir de la nuit / Nous sommes avec vous dans nos cœurs et dans nos esprits / Et nous prierons pour notre nation à travers ses moments les plus sombres) : difficile de ne pas avoir les larmes aux yeux en pensant à ce qui se passe à seulement quelques centaines de kilomètres d’ici…
1h50 d’un set qui aura été moins impressionnant que celui du Trianon, mais qui nous a rappelé qu’il faut continuer de compter avec Eugene Hütz, ses idéaux universels et sa générosité. On se revoit si possible avant 6 ans, pour célébrer une Ukraine libérée de la menace de Poutine ?
Photos : Robert Gil
Texte : Eric Debarnot