Quand le prince de Joshua Tree et ses Reines de l’Âge de Pierre défient leurs démons pour mieux les embrasser, le résultat est aussi menaçant que sensuel. In Times New Roman… sonde les ténèbres, comme pour mieux faire briller la valeur d’un groupe inégalé dans sa catégorie.
Il y a des clichés qui, quand ils se vérifient, ne font de mal à personne. Les Anglais boivent du thé. Les Italiens préfèrent le café, les Français le pain et les Américains la musique country. Un tien vaut mieux que deux, tu l’auras. Si l’on est adroit, on peut effectivement faire d’une pierre deux coups. L’habit fait parfois le moine, parfois la nonne. Pourquoi pas ? Il n’y a pas mort d’homme, me direz-vous. C’est justement de ça qu’il est question. L’Homme avec un grand H. Celui de Joshua Tree, de Kyuss et Queens of the Stone Age. Joshua Michael Homme, qui n’aime rien de mieux que de retourner les platitudes pour les faire marcher sur la tête. La légende voudrait que les roux supportent mal le soleil ? Homme est un fier rejeton de Joshua Tree, foyer ardent du désert californien dont il porte le nom (où est-ce l’inverse ? Le mystère s’épaissit…). Arborant une carrure de cowboy bucheron, il chante avec un falsetto androgyne. Il est virtuose de la six-cordes, mais préfère sculpter des dissonances krautrock que s’épancher en soli épiques. Frontman de premier plan chez les Vautours Tordus (Them Crooked Vultures, avec Dave Grohl et John Paul Jones, rien que ça !), il passe à la batterie chez les Aigles Métalliques (Eagles of Death Metal, avec son pote Jesse « Boots Electric » Hughes). On pourrait dire que Josh Homme s’épanouit dans la contradiction, mais c’est un peu plus compliqué que cela. Josh Homme s’épanouit dans le paradoxe.
Or, il y a un cliché auquel il semble avoir du mal à se soustraire, et qui s’avère moins inoffensif que les exemples précités. Le poncif cruel d’un drame menant à la création d’un chef-d’œuvre. En 2013, déjà, Queens of the Stone Age signaient un nouveau monument avec… Like Clockwork. Une merveille de sophistication torturée, qui prenait sa source dans la convalescence de Josh, passé non loin du trépas après une opération chirurgicale ayant mal tourné. C’est donc à l’aune de ce rude précédent que l’intéressé décrit les quatre dernières années comme « les plus sombres de sa vie ». La chronologie est accablante. Certes, Homme n’était pas sur scène lors de la tragédie du Bataclan, mais son amitié avec Jesse Hughes l’a placé au centre de la reconstruction qui suivit l’attentat. En 2019, son divorce avec Brody Dalle (Distillers, Spinnerette, Sourpuss) a lancé une acrimonieuse bataille pour la garde de leurs enfants, qu’il semble avoir récemment remportée. S’ajoutent les décès d’amis proches du chanteur, parmi lesquels Mark Lanegan, Anthony Bourdain, Rio Hackford et Taylor Hawkins. Comme si cela ne suffisait pas, Homme a également révélé avoir été opéré d’un cancer en 2022. Il affirme être tiré d’affaire, mais souligne l’impact des événements sur son mental. Il aura fallu l’intervention des autres membres du groupe pour le convaincre de retourner en studio, d’accepter le processus de création comme guide vers la lumière. Un autre cliché ? Exact, mais celui-ci est secourable. Il est du devoir de l’artiste de traverser les ténèbres pour en émerger avec quelque chose de fort. Quelque chose qui justifie le voyage tout en permettant d’aller de l’avant.
Logiquement, l’ambiance de ce nouvel album tranche avec son prédécesseur de 2017. Produit par le hitmaker Mark Ronson, Villains était un disque fun, dansant, accessible et sans prise de tête, qui assumait sa superficialité et comportait quelques jolies réussites (Feet Don’t Fail Me, Un-Reborn Again, The Evil Has Landed). Point de légèreté sur In Times New Roman… Point de guests prestigieux non plus, comme Josh l’expliquait tout récemment à Zane Lowe. « Quand on doit chanter des sujets difficiles, il vaut mieux le faire tout seul dans le noir ». On ne saurait lui donner tort, tant le résultat impressionne. Doute, colère, frustration, terreur, désespoir et culpabilité, In Times New Roman… n’esquive aucun sujet fâcheux. Au contraire, il étreint chaque morceau de verre brisé jusqu’à s’en couper les paumes, comme pour réconcilier les tourments de l’existence avec la force créatrice qui permet d’y survivre. Le paradoxe ultime, à la fois insensé et terriblement évident. Stylistiquement, l’objet est fascinant. Si la jonction entre le boogie robotique de Era Vulgaris et la morgue arty de …Like Clockwork offrait un contraste détonnant, In Times New Roman… pourrait être le pelvis solide permettant ce grand écart. Charbonneux et patibulaire, ombrageux et sensuel, avec des textures sonores d’une grande richesse et une plume trempée de venin.
Sur Obscenery, le groupe semble très pressé d’en découdre. Prenez garde, c’est une feinte. Le but ? Faire baisser la garde avant le véritable coup d’envoi, qui n’en est que plus magistral. Les guitares explosent en un refrain asymétrique et anguleux, un labyrinthe miniature où l’on s’égare en un clin d’œil. Paper Machete (quel titre génial…) dépoussière le mortier de Little Sister et Regular John, laissant Jon Theodore rénover la maçonnerie. Pas toujours flatté par la production très lisse de Villains, le batteur impose ici sa marque, swinguant sur les breaks avant que Troy Van Leeuwen ne lui vole la vedette pour un solo délicieusement tordu. Avec ses gros riffs bourrus et sa rythmique éléphantesque, Negative Space aurait eu sa place sur Era Vulgaris, quelque part entre la lourdeur robotique de Turnin’ on the Screw et la nonchalance suave de Into the Hollow. À l’inverse, Time & Place tressaute sur un groove arty à la Devo, où Josh dialogue avec la Fender de Troy sur fond de désert défilant.
Made to Parade est un coup de cœur personnel, foudroyant et immédiat. Cinq minutes de ce que l’on pourrait qualifier, à défaut de meilleure appellation, de « méga-glam ». Il est vrai que le nom du groupe a toujours laissé supposer un fort potentiel en la matière. La chanson, qui démarre sur un énorme shuffle fuzzy à la ZZ Top, s’affine peu à peu en enluminures tortueuses où la voix de Josh s’élève avec une majesté Bowiesque. Carnavoyeur enfume l’horizon grâce à des claviers presque aussi gothiques que ceux des Bad Seeds. Les guitares rampent sournoisement derrière les synthés de Dean Fertita et les cordes se heurtent à la basse distordue de Michael Shuman. Ce dernier s’illustre également sur What the Peephole Say, precipitant son phrasé sinueux dans le hachoir des guitares. Sur les couplets, le débit pugnace de Josh le rapprocherait presque d’Iggy Pop, pour qui il avait façonné le superbe Post-Pop Depression en 2016. Avec Sicily, Queens of the Stone Age tiennent peut-être leur Kashmir, une fresque cinématique aux arrangements de cordes grandioses. Le phrasé vocal étincelle sur les multiples octaves du refrain, s’insinuant dans la tête de l’auditeur pour la hanter avec insistance, tandis que Josh s’abandonne à la moiteur de ses rêveries. « Don’t rescue me, I’m drowning in wet dreams, it seems ». Laissons-le barboter un peu, il a l’air d’en avoir besoin.
Emotion Sickness, single étendard de ce nouvel album, est une démonstration de force brute. Le groupe confectionne un groove irrésistiblement sexy, immédiatement reconnaissable. La section rythmique de Theodore et Shuman nous broie les rotules à coups de dents. Les guitares crachent, grincent, rient, pleurent à l’unisson, et Homme étale sa vaste palette d’artifices dramatiques. Tour à tour charmant, moqueur ou belliqueux, il apparaît en pleine maîtrise d’un exercice dont il dicte lui-même les règles avec une désinvolture ensorcelante. Straight Jacket Fitting s’arroge une impressionnante jam finale, réussissant à rendre ses neuf minutes aussi accrocheuses et prenantes que le reste de l’album. Le groupe alterne syncopes robotiques, saillies orchestrales et shuffle bluesy où la voix de Josh tend vers la rugosité hâbleuse d’un Jim Morrison. Dans un dernier débrayage audacieux, l’album se clot sur une gerbe de guitares acoustiques, parfaite rêverie sous la nuit étoilée du désert. Est-ce un effort délibéré de la composition ? Est-ce notre tête (notre cœur ?) qui nous joue des tours ? La suite d’accords semble faire écho aux harmonies entendues sur Obscenery, comme un appel à relancer immédiatement l’album. In Times New Roman… est bien trop bon pour n’être consommé qu’avec modération. Qu’importe que Rome brûle. C’est en émergeant des flammes, roussi et réjoui, que l’on comprend à quel point le jeu en vaut la chandelle. Au point de déclencher un incendie ? Plutôt deux fois qu’une. On replonge dans le brasier avec ferveur et sans hésitation.
Mattias Frances