Iosonouncane avait signé un des disques de 2021 avec le sublime Ira. Il revient avec un album mal-aimable, difficile et complexe mais souvent passionnant accompagné du guitariste expérimental Paolo Angeli. Jalitah est volontiers hermétique et bruitiste mais dévoile avec parcimonie ses beautés intrigantes.
Au milieu du XIXe siècle, Antonio D’Arco, habitant de Ponza, est contraint de fuir après avoir failli tuer un homme enfermé à la suite d’une dispute. Il se réfugie sur la Galite, une île minuscule qui donne son nom à un archipel situé entre les côtes de la Sardaigne et de la Tunisie. On dit qu’il l’occupait avec des poules, des chèvres, des graines et sept fusils de chasse. En quelques années, La Galite est peuplée de quelques familles et D’Arco devient une sorte de souverain absolu, déterminé à défendre sa conquête, et crée même de petits problèmes diplomatiques entre le tout nouveau Royaume d’Italie et la Tunisie. Il construit de petites maisons et même un cimetière. L’île, aujourd’hui dépeuplée, est devenue une zone militaire.
Antonio D’Arco devient alors une sorte de personnage bien réel, comme sorti du roman de Jean Raspail, Moi Antoine Tounens. Un individu qui se laisse submerger par sa folie et sa démesure égocentrée. C’est ce cette histoire inconnue de nous, français, que sont partis les deux musiciens sardais Paolo Angeli et Jacopo Incani alias Iosonouncane pour constituer ces pièces qui forment Jalitah, le nom arabe de la Galite. Ce disque étrange pour ne pas dire déroutant sonne comme une suite d’improvisations live, ce qu’il est d’ailleurs à l’origine du projet. La guitare sarde préparée de Paolo Angeli esquisse des drones stridents ponctués des claviers de Iosonouncane pour des sonorités finalement pas si éloignés des travaux de Murcof ou de La Monte Young. Des sonorités orientales apparaissent puis disparaissent, la guitare d’Angeli sonne plus comme un violoncelle atone. Le minimalisme est de rigueur ici, un minimalisme fantasque se jouant des imperfections et assumant les erreurs.
D’ailleurs comme l’explique Jacopo Incani dans le communiqué de presse : « Le minimalisme et l’improvisation sont également au cœur de la tradition du chant de ténor sarde. »
Jalitah est à comprendre comme un disque de retours aux origines pour les deux musiciens. Le problème car il existe un problème face à ce disque complexe et ombrageux c’est que nous n’avons peut-être pas tous les codes ni la mise en contexte pour en comprendre pleinement mais est-ce vraiment cela qui importe ? Pas sûr ! Ce qui importe, c’est la déambulation.Toutefois, les deux musiciens glissent quelques titres connus et issus de leurs répertoires respectifs en y incorporant des éléments de la musique de Sardaigne. Cette musique est parmi les plus anciennes traditions musicales de la Méditerranée.
Au contraire d’un Piers Faccini qui puise également dans ce répertoire en osant une fusion plus folk, les deux comparses, eux, explosent la structure rythmique et harmonique de ce chant rythmique de la danse. Il sera bien difficile de danser sur Jalitah qui éclate les formes et les genres. Pas besoin de s’emparer d’instruments traditionnels comme le Launeddas, cette clarinette polyphonique à triples tuyaux et à anche simple pour construire un folklore nouveau qui, pourtant, respecte les origines.
Paolo Angeli et Jacopo Incani transforment le Cantu a chiterra, littéralement le chant sarde avec guitare en une matière éruptive et inédite. D’où ce chant monodique et atone, désincarné et déclamatoire. Le duo est plus proche des travaux d’un autre duo, celui constitué autour du musicien grec George Xylouris et du batteur australien Jim White dans ce foisonnement des collisions entre les genres. Comme Angeli et Incani, Xylouris/White proposent une musique à l’ornière du Free Jazz, de l’Avant Rock, de l’Avant Folk ou des musiques traditionnelles du monde. Cette manière de tourmenter le répertoire ancien, de le défoncer, de le détruire, c’est aussi une manière de le maintenir en vie.
Malheureusement, on a le droit de rester un peu à la porte face à tant d’hermétisme et de complexité. Mais celui qui saura être endurant y découvrira quelques merveilles comme cette version absolument sublime de Carne (extrait de Die (2015)) et quelques angles de vue, y compris dans les pièces les plus difficiles, qui dissimulent mal une beauté irradiante. Avouons tout de fois que ce Jalitah n’est sans doute pas une œuvre pour tout le monde mais qu’elle se distingue par son ambition et son envie d’expérimentation.
Ce qui ne fait que de raviver notre impatience dans l’attente de la carrière de Iosonouncane.
« on a le droit de rester un peu à la porte face »
Une porte, ça s’ouvre, et par là, on peut entrer…