Deux hommes que tout oppose vont faire équipe pour venger leurs fils assassinés. Un polar américain aussi addictif qu’émouvant et d’une grande lucidité sur les failles d’un pays qui peine à échapper à ses vieux démons.
A priori, Ike et Buddy Lee n’ont rien en commun. Le premier est noir, il dirige une petite entreprise de travaux paysagers en Virginie-Occidentale où il mène une vie stable et rangée. Le second, un péquenaud blanc, vit dans un mobile-home miteux, accumule les petits jobs et boit beaucoup trop. Mais en réalité, ces deux-là ne sont pas si différents. L’un comme l’autre, ils ont connu la prison des années plus tôt. Et aucun des deux n’a su accepter l’homosexualité d’Isiah et Derek, leurs fils respectifs qui se sont mariés. Lorsqu’ils apprennent qu’Isiah et Derek ont été assassinés, Ike et Buddy Lee, rongés par la culpabilité, décident de s’associer pour retrouver celui ou ceux qui les ont privés de la possibilité de se réconcilier avec ces fils qu’ils n’ont pas su aimer.
Découvert avec un premier livre fort réussi, Les Routes oubliés, roman qui parvenait à trouver le juste équilibre entre des scènes d’action efficaces et une peinture sans fard d’une Amérique déclassée et brutale, S. A. Cosby confirme avec La Colère qu’il est un écrivain avec lequel il va falloir désormais compter.
La Colère reprend les mêmes ingrédients que Les Routes oubliées et y ajoute une bonne dose d’émotion. Au départ, les ficelles qui soutiennent le récit paraissent un peu grosses, et elles le sont : les deux hommes que tout oppose, les bikers racistes et brutaux qu’ils ne vont pas tarder à croiser, le politicien pourri qui se cache dans l’ombre, loin de cette violence qu’il a pourtant provoquée, etc. Tout pourrait paraître un peu trop simple et pourtant le roman nous embarque dès les premières pages. En effet, Cosby est de ces auteurs passés maîtres dans l’art de construire avec habileté et savoir-faire une histoire tout simplement efficace. Comme dans son premier roman, il alterne savamment les moments de tension et les passages plus graves et introspectifs, et les pages semblent défiler d’elles-mêmes sous nos yeux. Cet équilibre lui permet aussi de construire des personnages finalement moins caricaturaux que ce que l’on aurait pu croire au départ et l’on s’attache très vite à cet improbable duo.
Porté par une écriture et une structure très cinématographiques, le récit progresse sans temps mort vers un final ultra-violent, digne de Peckinpah – la référence étant explicitement évoquée dans les derniers dialogues du roman. Mais Cosby ne néglige pas pour autant ce qui était déjà être au cœur de son premier livre : raconter les à-côtés de son pays, ceux que l’on évite habituellement de montrer ou de regarder. Et ce sont souvent les dialogues entre Ike et Buddy Lee – très bien écrits – qui lui permettent de disséquer avec lucidité les plaies d’une société américaine malade, rongée par le racisme, l’homophobie et la violence. Un exemple parmi tant d’autres, cet échange entre les deux personnages au début du roman :
« Tu ne réalises pas à quel point j’ai dû trimer pour m’en sortir “pas mal”, comme tu dis. Si le vert des dollars est vraiment la seule couleur qui compte à tes yeux, est-ce que tu serais prêt à changer de place avec moi ?
– Est-ce que je récupère ton pick-up ? Parce que dans ce cas-là, avec plaisir ! s’exclama Buddy Lee avec un petit ricanement.
– Oui, oui, tu récupères le pick-up. Par contre, tu te fais aussi contrôler quatre ou cinq fois par mois, parce qu’il y a pas moyen qu’un négro comme toi puisse se payer une bagnole pareille, pas vrai ? Tu récupères le pick-up mais, dès que tu fous les pieds dans une bijouterie, y a le vigile qui te lâche pas d’une semelle parce qu’il pense que t’es juste là pour préparer un casse. Tu récupères le pick-up, mais toutes les petites vieilles que tu croises s’agrippent à leur sac à main parce qu’elles ont vu sur Fox News que ton seul objectif dans la vie était de les détrousser, voire de les violer. Tu récupères le pick-up, mais tu dois expliquer au cow-boy qui t’arrête que non, non, monsieur l’inspecteur, je vous jure que je ne refuse pas de coopérer. Tu récupères le pick-up mais tu te prends deux balles dans le dos parce que t’as fait la connerie de vouloir sortir ton portable de ta poche. »
Terriblement efficace, souvent émouvant et d’une grande lucidité, La Colère s’impose comme l’un des très bons polars de ce premier semestre. À ne pas rater.
Grégory Seyer