On Pain, le douzième album solo de Lloyd Cole, quasiment tout électronique, a certes quelques titres discutables, mais aussi plusieurs chansons absolument superbes, qui valident la nouvelle direction prise par notre ancien auteur-compositeur intello et charmeur.
Qui n’aurait pas écouté Lloyd Cole depuis les années 90 et la fin de ses Commotions risquerait bien de ne pas reconnaître grand-chose de l’ancien chanteur indie rock « intello », maniéré, raffolant de citations littéraires, et dont on avait pensé un moment qu’il pourrait faire figure de digne successeur de Lou Reed (en plus aimable, quand même…). C’est que son douzième album solo, On Pain, marque un virage net, et déconcertant, vers d’autres formes musicales que celles qu’on a toujours associées à son nom (indie rock, country, etc.) : dès l’ouverture, On Pain, il faut s’habituer à sa voix, qui a changé avec l’âge, qui semble même légèrement filtrée par l’électronique, au milieu de claviers omniprésents. Lloyd Cole se serait-il reconverti dans la synth pop ? Ceux qui lui ont été fidèles au cours des dernières décennies savent qu’il a flirté régulièrement avec l’électronique, dans ses aspects les plus expérimentaux, et ne seront donc pas autant surpris de constater que On Pain organise la rencontre, pas toujours équilibrée, mais au moins audacieuse ses deux centres d’intérêt : la chanson à texte, qui se penche avant tout sur les ambigüités des relations humaines, sur les doutes et les questionnements que nous avons tous devant la facilité humaine à détruire les meilleures choses autour de nous, et, donc, les ambiances atmosphériques, abstraites, de la musique électronique.
Bien sûr, il reste toujours quelques moments où le songwriter ironique d’autrefois revient à la surface. « I can’t be trusted with your money / Look what I did / Every time that you gave it to me / I can’t be trusted with your secrets / Look what I did / Every time that you gave them to me » (Tu ne peux pas me faire confiance avec ton argent / Regarde ce que j’ai fait / Chaque fois que tu m’en as donné / Tu ne peux pas me faire confiance avec tes secrets / Regarde ce que j’ai fait / Chaque fois que tu me les as confiés…) : cette ouverture du titre On Pain, et de l’album, qui d’autre que Lloyd Cole pourrait l’avoir écrite, et la chanter avec ce sens de l’auto-dérision qui reste pourtant toujours terriblement chaleureux ?
Lloyd enchaîne avec le seul morceau de l’album qui soit vaguement rock – mais du rock version électronique -, Warm By The Fire : il ne s’agit pourtant pas de nous réconforter, mais de partager avec nous l’état effrayant de notre société, quasiment en état de guerre civile. « We got shopping carts filled / With Chanel and Dior / In keeping with the new order / We took control of thе precinct / The whole of thе precinct / In Gucci loafers and Prada » (On a rempli les caddies / Avec du Chanel et du Dior / Conformément à la nouvelle donne / On a pris le contrôle du quartier / De l’ensemble du quartier / En mocassins Gucci et Prada)…
I Can Hear Everything ressemble avant tout à un titre de Peter Gabriel (jusqu’à son titre, d’ailleurs…), et avec la voix de Lloyd totalement synthétique, avec des sons de synthétiseurs vaguement ringards, aura du mal à nous convaincre des vertus d’une telle métamorphose. Heureusement, le malaise ne dure pas, et The Idiot – l’un des plus beaux titres du disque – démontre au contraire que la fusion entre le lyrisme « classique » de Lloyd Cole et l’orchestration totalement électronique peut très bien fonctionner : « We’ll move to Berlin / Stop being drug addicts / We’ll cycle and swim / Stop being drug addicts / We’ll enter society / You’ll take the serious guise / I’ll be the idiot » (On déménagera à Berlin / On arrêtera d’être drogués / On fera du vélo et de la natation / On arrêtera d’être drogués / On entrera dans la société / Tu prendras l’air sérieux / Moi je serai l’idiot). Et d’un seul coup, comme pris par surprise, on se sent bouleversés.
You Are Here Now semble d’abord trop atmosphérique pour son bien, mais nous emporte quand il décolle finalement vers un lyrisme bienvenu (« All it takes is one moment of perfect clarity » / Tout ce dont on a besoin, c’est d’un moment de clarté parfaite) qui rappelle d’ailleurs ce que font Editors sur leurs albums plus récents. Avec This Can’t Be Happening, on retrouve l’effet Peter Gabriel déjà identifié plus tôt, mais le titre est cette fois très beau : comme suspendu entre incompréhension et tristesse infinie, avec un texte tout simple répété en boucle, Lloyd Cole ne fait plus le malin comme autrefois, et semble nous ouvre totalement son âme.
More of What You Are est, après On Pain et The Idiot, le troisième titre nous permettant d’entrevoir, au milieu d’un cocon électronique, le Lloyd Cole de toujours. Plus important, il s’ouvre progressivement et atteint un niveau d’intensité émotionnelle magnifique, et confirme que l’audace de Cole porte ses fruits.
Wolves, pièce musicale quasi progressive, de près de huit minutes planantes, dresse un constat accablant de l’état de l’humanité : « You worship false idols / You love the deceased / You cower before tyrants / You spread the disease / You lack imagination » (Vous adorez de fausses idoles / Vous aimez les morts / Vous vous recroquevillez devant les tyrans / Vous propagez la maladie / Vous manquez d’imagination). On est loin, très loin désormais, de ce que l’on avait l’habitude d’entendre de la part de Lloyd Cole…
Et ce départ-là, cette sorte d’envol d’un musicien loin de sa zone de confort, eh bien, c’est quelque chose de surprenant. Et de superbe.
Eric Debarnot