En se réinventant, Nanni Moretti fait la plus belle déclaration d’amour au Cinéma avec une comédie malicieusement délicieuse, dont la générosité nous irradie. Le Cinéma vivra tant que vivra Nanni Moretti.
Giovanni (Nanni Moretti), cinéaste reconnu, tourne un film tous les cinq ans. Son nouveau long-métrage traitera des choix politiques que devront prendre les membres d’une cellule du Parti Communiste Italien en 1956 alors qu’ils accueillent un cirque hongrois dans leur village et que Moscou envoie des chars pour réprimer l’insurrection de Budapest. Si ses personnages, comme Ennio (Silvio Orlando), le rédacteur en chef de l’Unità, journal du PCI, et ses proches, indignés par tant d’inhumanité, s’interrogent sur leur fidélité au Parti, Giovanni n’a lui aucun doute sur la façon de mettre en scène l’erreur historique filosoviétique de la gauche italienne : une reconstitution la plus fidèle possible, par le choix des costumes, des décors, des accessoires, mais sans le visage de Staline sur les affiches du Parti, et des boissons en terrasse avec des étiquettes qui n’existaient pas en 1956. Fidèle donc, mais avec des détails radicalement anachroniques.
Dès la première lecture avec son équipe, les plus jeunes découvrent que les communistes existaient en dehors de la Russie. Son actrice principale qui interprète Vera (Barbora Bobulova) rajoute des scènes de baisers avec Ennio, car le film est avant tout, selon elle, une histoire d’amour. Pierre, le producteur français (Mathieu Amalric) croit en ce projet subversif, sans avoir averti le réalisateur qu’il est près de la faillite. Giovanni peut compter sur le soutien de Paola, son épouse (Margherita Buy), qui co-produit cette nouvelle création, comme toutes ses précédentes, même si pour la première fois, elle s’investit sur le film d’un autre cinéaste, plus jeune, dont la conception du Cinéma est aux antipodes de celle de Giovanni. S’il est perturbé dans son activité professionnelle, sa vie privée ne l’épargne pas davantage : leur fille Emma (Valentina Romani) ne participe plus aux rituels familiaux du foyer, comme regarder avant chaque tournage Lola de Jacques Demy, pour rejoindre son amoureux, et Paola veut aussi le quitter, après avoir été ensemble quarante ans. Tout semble échapper à Giovanni.
Nanni Moretti enchaîne les comédies avec des scènes bouleversantes (Habemus Papam), et les drames avec des scènes irrésistiblement drôles (Mia Madre). Vers un avenir radieux (Il sol dell’avvenire) signe le retour du personnage double de Nanni Moretti, sous les traits de Giovanni, dans une comédie sur le temps qui passe, sur un réalisateur qui ne se sent plus en phase avec son époque et son entourage, sur sa façon de faire du cinéma, sur les films qu’il aurait dû faire plus jeune, sur l’avenir du Cinéma. Tous les acteurs sont parfaits, qu’ils soient des habitués de la troupe de Nanni Moretti, ou nouveaux comme Mathieu Amalric en producteur français, qui théorise – évidemment – le Cinéma.
Au tout début du documentaire La Politique de Nanni Moretti, de Paolo Santoni et Xavier Barthelemy, Nanni Moretti déclare :
« Dès mes premiers courts-métrages en Super8, me sont venues naturellement trois choses :
– être non seulement derrière la caméra, mais aussi devant, pas vraiment en tant qu’acteur, plutôt en tant que personne.
– parler de mon entourage, politique, social et générationnel.
– s’en amuser, se moquer de moi-même, se moquer de la gauche. »
Force est de constater que depuis son premier court, Nanni Moretti ne s’est jamais renié, ce qui est en soi admirable.
« Être non seulement derrière la caméra, mais aussi devant »
Il y a quelque chose d’infiniment émouvant de retrouver régulièrement une personne rencontrée à ses quarante ans (je l’ai découvert avec Journal intime, tourné en août 1993 – j’ai vu ses premiers films après), de le voir « changer » physiquement comme personne et personnage à l’écran, et comme réalisateur. Le cinéaste reste fidèle à ses principes, tout en proposant, à chaque fois, un film nouveau, différent des précédents, en gardant ses mêmes obsessions, très bien expliquées dans les deux émissions de Blow Up de Luc Lagier : Top 5 subjectif Musical Nanni Moretti et Nanni Moretti en 10 minutes. Dans Vers un avenir radieux, nous retrouvons donc filmer Rome, commenter les tournants et évolutions de son pays comme le PCI, la famille, le foot, le fétichisme des pieds, manger du sucré, parler de Cinéma : des films cités détestés ou aimés, les films à la TV, la musique, la danse.
Dans Vers un avenir radieux, Nanni Moretti n’est pas lui-même à l’écran, mais s’interprète comme dans ses deux journaux Journal intime et Aprile. La comparaison avec Journal intime se fait dès le choix de l’affiche.
Par un effet-miroir, ceux qui connaissent sa filmographie se réjouiront de repenser à certaines scènes emblématiques de son cinéma. Si vous avez vu Sogni d’oro, vous repenserez forcément à son affiche quand Giovanni essaie de rererererevoir Lola. Que les autres se rassurent : Nanni Moretti a l’élégance d’accueillir sans prérequis les nouveaux spectateurs dans son univers.
Quand on découvre un film sur un cinéaste en train de tourner, on s’attend à ce que son quotidien, que ce soit sa vie privée ou les discussions avec l’équipe du film, influence son tournage, comme dans La Nuit américaine de François Truffaut. Vers un avenir radieux ne fait pas exception, mais offre aussi deux très belle idées : que le rêve du film que Giovanni aimerait tourner sur une histoire d’amour de cinquante ans, avec des chansons, lui permet de réentendre Paola, assise à ses côtés dans une salle de cinéma ; et que ce film qui n’existe pas encore, – puisque non tourné, ni même écrit -, serve de référence pour celui qu’il dirige.
« Parler de mon entourage, politique, social et générationnel »
Les réussites de Vers un avenir radieux sont nombreuses. Avoir parlé de tant de sujets sur le Cinéma, sur les films qu’il veut faire – car oui, il n’y a pas que le film historique de 1956 dont il est question ici -, sa vision de la politique, sa famille, et lui-même, sur des tons si distincts, avec une telle fluidité, sans s’appesantir ou nous perdre, est déjà un exploit. Les scènes les plus touchantes sont aussi bien celles sans fioriture, extrêmement simples avec un champ/contrechamp sur son intimité – son couple qui se déchire, sa relation père / fille, et la plus déchirante évoquant sa mère qui débute par deux courtes répliques, et se finit sur des acteurs immobiles et silencieux -, que celle très sonore et colorée de la fanfare que l’on voit dans la bande-annonce. Les participants qui défilent font de cette parade le plus bel hommage au Cinéma italien actuel. Les fanfares rappellent inconsciemment toujours les souvenirs d’enfance en famille ; évidemment le cinéma de Federico Fellini ; mais aussi l’enterrement en 1984 d’Enrico Berlinguer, secrétaire général du PCI, dont parle Nanni Moretti dans le documentaire qui lui a été consacré.
Dans Vers un avenir radieux, Giovanni, réalisateur, fait ce que Michele ne pouvait pas faire comme spectateur dans Palombella rosa face Docteur Jivago (à 8min19 Nanni Moretti en 10 minutes) : il change l’histoire. La fin souhaitée se concrétise, se réalise.
« S’en amuser, se moquer de moi-même, se moquer de la gauche. »
Certains trouveront Giovanni horripilant à asséner sa vision du Cinéma à qui veut bien l’entendre, et surtout à qui n’a rien demandé du tout. Je le trouve au contraire attachant, car j’aime bien l’idée de voir un cinéaste défendre ses idées, et surtout, de le faire d’une manière cinématographique délicieusement exubérante, dans la durée, et par les détours empruntés, comme celui pour passer de The Father de Florian Zeller aux Blues Brothers de John Landis !
Dans une vidéo tournée au moment de la sortie de Tre Piani en France, Nanni Moretti constate deux choses propres à Netflix, qui mettent en danger, selon lui, le Cinéma : répéter un discours martelé des producteurs aux journalistes, et faire des films sans âme. Déjà, dans la vidéo, il dit son désaccord avec la plateforme avec beaucoup d’humour. Une scène de Vers un avenir radieux se déroule dans les bureaux de Netflix, – dont le nom est repris sans parodie -, et reprend ces deux idées : Giovanni s’amuse à ne pas comprendre leurs souhaits, donnant un dialogue absurde. Durant tout le film, il se moque de ses convictions et de ses lubies, comme l’utilisation de la violence au Cinéma, qu’il évoque aussi dans cette même vidéo, en poussant tous les curseurs à l’extrême, même là où on ne penserait pas qu’ils puissent aller. Cette scène sur la violence au Cinéma est jouissive à souhait !
Et pour conclure, n’oublions pas de continuer de chanter et de danser ! Comme le dit Luc Lagier, « Nanni Moretti est le plus grand cinéaste DJ du cinéma ». Si chaque année, Giovanni revoit Lola, pour ma part, je revois les films de Nanni Moretti, et réécoute ses découvertes musicales. « Ragazzo fortunato » dans Aprile chaque mois, « Il cielo in una stanza » de Gino Paoli dans Bianca est passée chaque jour du confinement. Et cette année, il nous offre « Et si tu n’existais pas » de Joe Dassin, déjà présente dans Le Daim de Quentin Dupieux, « Respect » d’Aretha Franklin, et « Voglio Vederti Danzare » de Franco Battiato.
Giovanni/Nanni a encore des choses à dire – et se dirige vers le film musical -, ne fait pas le film de trop, et il a assez confiance dans le Cinéma pour le réinventer, et rendre ainsi la vie plus douce. Même si le Nanni Moretti à l’écran aujourd’hui a trente étés de plus que celui de Journal intime, pour moi, comme pour d’autres, Nanni Moretti aura toujours quarante ans pour la vie.
Carine Trenteun