Il est quand même rare désormais pour le fan de polars scandinaves de tomber sur un livre du calibre de cet Enquêteur Agonisant, d’un auteur suédois célébré dans son pays mais à peu près inconnu en France : un petit bijou combinant rigueur policière, critique politique et humour revigorant.
Peut-on mener à bien une enquête policière sur des faits s’étant déroulés vingt-cinq ans plus tôt ? Mieux encore (ou pire, si l’on veut), a-t-on la moindre chance de débusquer le coupable lorsqu’on est soi-même cloué chez soi par les suites d’une grave attaque cérébrale et par la menace d’une crise cardiaque fatale ? Rien n’est impossible à Lars Martin Johansson, légende de la police suédoise qu’il a dirigée jusqu’à sa retraite, lui dont on raconte qu’il « voit derrière les coins ». Car ce qui motive notre Enquêteur Agonisant, c’est sa rage contre un meurtrier particulièrement ignoble, contre ses collègues incompétents qui ont bâclé l’enquête à l’époque, et puis aussi, il faut le reconnaître, son besoin de faire quelque chose d’utile (une dernière chose utile ?) alors que la mort le menace. Sans même parler du fait qu’utiliser son cerveau quand votre corps vous lâche est encore une manière d’exister. Jusqu’au bout.
Le thème du livre de Leif GW Persson, un romancier suédois relativement peu connu en France alors qu’il est l’une des stars du genre dans son pays, est original, mais c’est surtout son traitement qui nous emballe : Persson rend toutes les péripéties de l’enquête de l’inspecteur Johansson aussi crédibles que passionnantes, ce qui relève quand même du tour de force pour un travail fait à distance, par procuration. Qui plus est, en critiquant un système politique, policier et judiciaire qu’il présente comme dysfonctionnel, Persson ne retient pas ses coups contre l’incompétence et l’hypocrisie générale. Mais surtout, l’Enquêteur Agonisant est, en dépit de son sujet, un livre sinon hilarant (encore que…), du moins très drôle, propulsé même par un humour pince-sans-rire, décalé : face à la perspective de sa fin, notre enquêteur ne peut plus guère que profiter de la vie en tourmentant tous ceux qui s’occupent de lui, sa garde rapprochée d’assistants, de soignants et d’enquêteurs délégués. Obsédé par la nourriture grasse qui sera sa fin, tentant d’absorber un maximum d’alcool à chaque occasion, Johansson était un bon vivant, et se révèle un mauvais mourant : comment le lecteur pourrait-il ne pas l’aimer, en plus, étant donné qu’il est de toute façon admirable par sas capacités de déduction et ses intuitions ?
La dernière partie du livre, qui traite du dilemme du policier-juge-bourreau potentiel face à un criminel ignoble mais désormais inatteignable, son acte étant prescrit, explore un sujet qui n’est pas si courant que ça dans la littérature policière : Persson, sans se départir de sa légèreté stylistique, pose des questions morales lourdes de sens. Et de conséquences. L’enquêteur agonisant affronte jusqu’au bout, jusqu’à une élégante conclusion, les ambigüités de son sujet.
Récompensé par des prix prestigieux à sa sortie en 2011, L’enquêteur agonisant n’avait pas été encore publié en France, et on se demande bien pourquoi, alors que nos librairies (et les étagères de nos bibliothèques) regorgent de polars scandinaves n’arrivant pas à la ceinture de ce livre que l’on dévore sans répit, mais surtout que l’on referme avec le sentiment d’avoir lu non pas un « simple roman policier », mais une belle œuvre littéraire. Sur le quatrième de couverture, on lit « Le roi du policier suédois. Un point c’est tout », et ce n’est pas, pour une fois, un euphémisme.
Persson : retenez bien ce nom…
Eric Debarnot