Pink Floyd – Wish You Were Here : Un seul être vous manque …

Deux ans après la déflagration Dark Side Of The Moon, après une gestation chaotique et une créativité rongée par le doute, sclérosée par leur nouvelle vie de millionnaires et par la peur de l’échec, les Floyd reprennent le chemin des studios dans le flou le plus total. Quelque chose s’est brisé avec la gloire internationale, le groupe semble absent à lui-même. Waters profitera de cette déliquescence pour rebondir et offrir au groupe l’un de ses disques majeur sur le thème désenchanté de l’absence. Attention chef d’œuvre !

Wish You Were Here

C’est la consécration ! La vraie !

Celle qui fait de toi une star planétaire, qui fait de ton groupe l’un des plus influents artistiquement et commercialement, une machine de guerre qu’il faut déplacer avec une caravane de poids lourds, des charters au ventre gonflé de matériel high-tech dégueulant sur les tarmacs de chacune des étapes des tonnes de lights de toutes les couleurs, d’amplis surpuissants et de structures d’acier rutilantes.
Cette gloire qui t’apporte richesse et célébrité et qui finalement ne laisse qu’un goût d’inachevé au fond de la gorge. Ce trésor qui t’ouvre les bras après des années à le chercher et qui te fait réaliser que sa recherche était bien plus enrichissante que sa découverte. Les Pink Floyd sont devenus des méga-stars et pourtant quelque chose semble s’être brisé avec ce succès planétaire soudain.
Ce trésor qu’ils viennent de trouver en sortant The Dark Side Of The Moon, cette lampe d’Aladin dont ils ont cherché durant des années, durant des albums, comment elle fonctionnait, ils viennent de la frotter. Le génie vient d’exaucer les vœux des quatre membres. La célébrité : Les concerts se font dorénavant à guichets fermés dans les plus grandes salles des pays visités. La richesse : Ils s’achètent maisons, bateaux, une maison de production (Pink Floyd Music Publishing). Ils s’adonnent également à la production d’autres artistes : Nick Mason produira Robert Wyatt et David Gilmour s’occupera de la toute jeune Kate Bush.
D.S.O.T.M, c’est cette bénédiction qui se transforme en malédiction. Les Floyd après des années de travail, d’expérimentations en tout genres, après avoir investi les styles, après les avoir peaufinés ou pervertis, après avoir mis à profit cette expérience énorme, ont enfin crée leur chef d’œuvre. Ils vont désormais en porter le fardeau.

Au mois de Juin 1973, les Anglais achèvent la tournée de Dark Side… aux États-Unis et partent enfin pour des vacances bien méritées. Des vacances inédites, des vacances de nouveaux riches où toutes les envies, toutes les folies semblent dorénavant possibles. Des vacances dans les villas splendides que s’achètent Roger et Rick Wright investissant dans la pierre de luxe, des virées en Ferrari, Maserati ou Aston Martin qui viennent compléter la collection de voitures de collection de Nick Mason, ou des boat-trips en pleine mer sur le superbe voilier de Wright. Ce genre de vacances dont on ne souhaite plus revenir. Les Floyd ne veulent plus rentrer, ils poursuivent cette oisiveté de quelques mois comme s’ils savaient au fond d’eux que le retour à la réalité, le retour à la musique ne sera plus jamais comme avant.
Comment donner une suite à l’album des records D.S.O.T.M ? Comment passer derrière ces dithyrambes critiques et publiques ? Pourquoi continuer au risque de se planter lorsque l’on a touché du doigt la perfection ? Les questions existentielles se pressent et les esprits s’égarent en cet été 1973. Ce groupe dont la progression solide et constante depuis des années – et sa récente gloire – semblait les mettre à l’abri ; ce ne sera que du besoin dont ils seront à l’abri, mais non d’eux mêmes. Cet aigle qui survolait le monde du Rock quelques semaines auparavant semble s’être coupé les ailes. L’argent, la gloire et les caprices sont bien là, l’envie, elle, n’y est plus.

Les obligations contractuelles et les nombreuses pressions de leurs managers et maison de disque (Pink Floyd quittera d’ailleurs le label Capitol pour signer chez Columbia à ce moment-là) obligent les Anglais à oublier ce farniente libérateur et anesthésiant, cette peur finalement de se remobiliser, de se retrouver à nouveau face à une page blanche, face à eux-mêmes.
Retour à la maison, retour dans ce studio 3 d’Abbey Road qu’ils connaissent si bien, qui a vu tellement de joies et de disputes, de pages blanches et de poussées de créativité, d’expérimentations stériles et d’erreurs salvatrices. Revoilà le groupe à nouveau réuni. C’est sur une vieille lune qu’ils décident de se reposer voyant que l’imagination et la créativité ne reviennent pas encore, pas aussi facilement qu’à l’époque. C’est un vieux projet qui traîne dans les cartons du Floyd depuis 1971, depuis la fin de l’enregistrement d’Atom Heart Mother (et plus précisément du dernier morceau de celui-ci : l’étrange Alan’s Psychedelic Breakfast). Cette antienne qui ne s’est pas concrétisé à l’époque, revient sur le tapis floydien pour tenter de remobiliser les quatre amis et réactiver un processus créatif en berne.
The Household Objects est un projet de création musicale sans instruments. Bruits et sons divers, de rouleaux de ruban adhésif, bouteilles de vin, marteaux, scies et autres bombes aérosols sont montés afin de donner un semblant de mélodie, collés entre eux pour tenter de trouver une cohérence musicale, mais malgré les efforts du groupe et l’aide d’Alan Parsons le projet n’aboutira pas. Rien ne semble en mesure de revivifier cette inspiration, cette émulation collective qui ont fait naître leurs plus grandes œuvres.

Le Floyd n’est plus que l’ombre de lui- même. Là où il y a quelques années le foisonnement d’idées, de thèmes semblait naturel, presque une évidence lorsqu’ils se retrouvaient, il n’y a plus rien. Les dorénavant courtes rencontres qu’ils s’octroient en studio n’apportent que tensions et incompréhensions. Les Pink Floyd ne naviguent plus sur le même bateau. La réussite, la gloire et l’argent – ce même Money dont Roger se moquait sur l’album précédent – ont fait de la cohésion créative du groupe une poignée de confettis emportés par le vent. Cet esprit commun, ce travail collectif qui prenait forme tant bien que mal en studio et leur permettait d’avancer a fait place à un individualisme forcené, – après ces années de solidarité et d’homogénéité -, à cette solitude idiote du millionnaire qui n’a plus rien à prouver.

Les tensions entre les membres, larvées jusqu’à présent afin d’épargner l’entité Pink Floyd, se font jour. L’addiction à la cocaïne de Mason par exemple et son récent divorce pèse lourdement sur son jeu et Gilmour ne manque pas de le lui dire. Mais il y a également le fort caractère de Roger et son obsession du contrôle qui fatiguent les autres membres, qui se sentent dépossédés du groupe. Les exigences de Waters, ses coups de gueules, cette dictature qu’il commence à mettre en place autour du groupe, ce putsch au sein du Floyd qui va lui donner les pleins pouvoirs ; si l’on peut discuter de la légitimité ou non de son emprise sur le groupe, il faut bien avouer que sans lui il y a de fortes chances pour que les Floyd ne se soient pas relevés de la « malédiction » Dark Side Of The Moon. Entre les parties de squash de Gilmour, les vieilles bagnoles de Mason et la passion de la mer de Rick Wright, Waters – et un peu Gilmour, toujours là, sérieux, mais qui s’isole de plus en plus – semble être le seul à vouloir encore faire flotter le navire Pink Floyd.
C’est lors de séances de répétitions dans un studio de King’s Cross, au milieu de tentatives de créations bancales et d’improvisations stériles, dans une ambiance tendue, au milieu des mauvaises nouvelles qui pleuvent sur les Anglais comme la pluie d’automne sur Londres (le refus d’Alan Parsons de participer à la production du prochain album, l’initiative personnelle très malvenue de Steve O’Rourke, le manager, qui signe un contrat publicitaire avec la marque française de soda Gini et qui laissera un goût amer au groupe si soucieux de son image) que l’idée va surgir.

Au détour des errances créatives pleine de spleen et de découragements, tandis que Roger travaille autour d’une trame sonore constituée de bruits de verres à pied et autres ustensiles de cuisine, ressassant l’Arlésienne Household Objects, David pose des accords au hasard, fait parler sa Stratocaster pour passer le temps jusqu’à ce qu’un chapelet de notes, quatre plus précisément (Si b/Fa/Sol/Mi pour les musiciens) ne tombe dans l’oreille d’un Waters toujours en éveil.
Ces quatre notes vont être à l’origine – sinon d’un renouveau – d’un réveil créatif et – surtout – d’une réelle concorde autour de ce morceau à venir. Les quatre hommes vont enrichir ces quatre notes, leur donner une ossature, tailler une structure adéquate, une structure de morceau long, à plusieurs mouvements, comme ils aimaient le faire à l’époque. Un morceau long, structuré et ambitieux comme pour narguer ce putain de Dark Side… et son format de chansons plus courtes, ce format de Pop Songs plus « classique ». Un autre morceau d’une dizaine de minutes, Raving and Drooling, est également créé durant ces sessions, mais sera laissé de côté pour l’instant (il se transformera en Sheep sur l’album suivant).
C’est en tout cas avec ce morceau et celui qui pour l’instant porte le nom de Shine On qu’ils vont reprendre la route quelques semaines, agrégeant ces ébauches aux dorénavant classiques de D.S.O.T.M. Les Floyd retrouvent leur modus operandi et travaillent leurs titres – comme à l’époque – sur scène. Ils fignolent les détails, lui forgent une épaisseur, offrant au génial Gilmour un terrain de jeu sur mesure pour sa Black Strat’.

Les Floyd retournent alors en studio avec – enfin – quelque chose de solide, de la matière enregistrable qu’ils viennent de rôder quelques temps sur les scènes d’Europe. Abbey Road semble frémir, et si le frisson revenait ? Si la grâce, celle qui s’était posée sur leur épaule durant D.S.O.T.M  revenait ? On n’en est pas encore là, mais les quatre hommes sont bien là, ensemble, et comptent bien l’enregistrer, ce neuvième album.
Les sessions live sur ce qui semble devenir le morceau phare du prochain album, Shine On, ont permis au groupe de développer cette grande pièce qu’ils souhaitaient riche et complexe, longue et atmosphérique. Long, le morceau le sera, – c’est le titre le plus long du Floyd (26 minutes) – trop long d’ailleurs, il ne rentre pas sur une face de vinyle. Waters jamais à court d’idées propose de scinder Shine On en deux parties qui ouvriraient et fermeraient le disque. Gilmour s’insurge en tant que concepteur, en grande partie, de l’œuvre, mais l’autorité naturelle et la volonté de Waters d’enclencher enfin un nouveau concept pour sortir de ce marasme créatif, finit de convaincre Wright et Mason.
Shine On sera donc divisée en deux parties.

Waters, doucement, commence à entrevoir sa thématique, son concept pour le nouvel album.
C’est l’absence qui semble se dégager. Roger regarde autour de lui…et rien ! L’absence d’envie, d’inspiration, de projets. Une apathie mortifère qui semble s’être installé au sein d’un groupe qui a touché le sommet et dont les étoiles dans les yeux ne brillent plus comme avant. Une rançon de la gloire castratrice vampirisant les énergies mentales et créatrices, ne laissant sur les visages que le sourire blasé de l’absolue réussite. Cette absence qui le ronge, cette absence de communication, de nouvelles ambitions, et puis Syd – toujours Syd !, ce Lunatic on the Grass disparu lui aussi, tombé au champ d’honneur de la fragilité et du LSD, cette absence de Barrett qu’il ne parvient pas à digérer, Syd qui revient, immanquablement dans l’imaginaire de Roger pour le meilleur et pour le pire.
L’absence mais pas que ! Waters veut également régler ses comptes avec l’industrie du disque. Comme son emprise sur le groupe, ses positions politiques, son engagement à gauche semble lui aussi se « radicaliser ». On sait que Roger, depuis Dark Side…, a fait parler les Floyd, leur a délié la langue et s’est offert une tribune : poétique (ne jamais oublier l’immense talent de parolier de Waters) mais également politique, un engagement qui va se durcir, se scléroser et muter sur les albums à venir.

Trois titres vont venir nourrir le ventre de l’album.
Welcome To The Machine s’installe après la splendide première partie de Shine On et son final Jazzy, dont Dick Parry vient essuyer la tristesse, ces larmes d’acier coulant de la guitare en apesanteur de Gilmour avec son solo de saxophone dynamique et lumineux. L’émotion de Shine On s’efface, doucement, ce sax réconfortant, si humain, s’éteint, étranglé par l’arrivée sournoise de nappes synthétiques froides comme l’acier. Rick Wright, si peu investi au début de l’aventure, se libère et apporte au morceau – à l’album ! – une texture incroyable. Un son clinique, froid comme l’acier, aux relents sonores presque industriels qui semblent se diffuser par nuages épais, toxiques, venant asphyxier ce chef d’œuvre glaçant et perturbant (les claviers froids et hantés du post-Punk quelques années plus tard s’en souviendront, sans jamais lui rendre l’hommage tant mérité. Merci Rick Wright !).
Have a Cigar s’inscrit dans cette satire de l’industrie du disque que Roger se plait tant à égratigner où un producteur semble s’adresser aux membres du groupe leur demandant même : « Oh by the way, which one’s Pink ? » (Ah au fait, lequel de vous est Pink ?). Un brûlot sans concessions de la part de Waters sur ces producteurs sans scrupules.
Une giclée Rock, directe et agressive, dans un disque aux émanations progressives plus froides, plus lentes. La thématique de l’absence est également centrale sur ce titre puisque aucun membre du groupe ne le chante. C’est Roy Harper, un ami du groupe, qui viendra dynamiser cette satire de Waters en y posant sa voix (Waters et Gilmour n’y parvenant pas – On raconte que Gilmour n’avait pas voulu chanter cette chanson car il ne partageait pas les opinions radicales de Waters sur la nature de l’industrie du disque.). Comme aux plus belles heures de D.S.O.T.M, Wright et Gilmour rivalisent d’adresse et de feeling, se partageant les parties avec une aisance déconcertante, jonglant avec les styles, les rythmiques, s’amusant à se passer devant, à se courir après, jusqu’au solo final splendide de Gilmour plein de groove et de saturation maîtrisée, avant que sa BlackStrat’ ne se fasse emprisonner par un poste de radio grésillant qui vient faire la transition avec la balade de l’album, l’une des chansons les plus connues du Floyd : l’émouvante Wish You Were Here.
Écrite Par Waters et composée par Waters et Gilmour, c’est le retour à l’acoustique pour les Floyd, un retour étonnant à cette Folk qu’ils appréciaient tant, cette Folk qui baignait les albums du Floyd avant la déflagration Dark Side… Mais là où l’Acid Folk de More, la jolie Pop acoustique d’Obscured by Clouds et quelques Folksongs de Atom Heart Mother ou Meddle donnaient de belles couleurs, tantôt vives, tantôt pastels aux albums, Wish You Were Here (qui donnera le titre à l’album) se charge d’une mélancolie et d’une tristesse étrange. Le spleen semble s’être emparé du groupe, une sorte de froideur de façade dissimulant difficilement la souffrance de l’absence s’installe dans les cœurs.

Car c’est l’absence que Roger déplore, cette absence qu’il ressent quand il regarde autour de lui et voit ses camarades les yeux dans le vague, le regard perdu sur leur instrument ou sur leurs chaussures pour ne pas affronter l’effroyable vérité d’un groupe en train de mourir. « J’ai senti que la seule façon de garder de l’intérêt pour le projet était d’essayer d’organiser l’album autour de ce qui se passait là, à ce moment-là : le fait qu’aucun ne regardait l’autre dans les yeux et que tout était très mécanique » dira Roger. L’absence des présents devenant l’unique moteur d’un groupe en voie de dislocation. Cette absence des présents qui va se transformer le temps d’une simple demi-journée, de quelques heures suspendues par LA présence de l’absent.

 » En me rendant dans la salle de mixage, je vis un gros type au crâne rasé, vêtu d’un vieil imper tout froissé, se souvient Mason. Un sac en plastique à la main, il avait un air assez inoffensif, mais dénué d’expression… David me demanda si je savais qui il était. Même alors, je ne pus mettre un nom sur son visage. Il me dit que c’était Syd… Je me souviens encore de mon embarras. Il avait tellement changé que j’en fus horrifié. Je me souvenais encore de celui que j’avais vu pour la dernière fois sept ans auparavant, avec quarante kilos en moins, des cheveux bruns et bouclés et une personnalité exubérante” Un peu plus tard, à la cantine, lorsque on lui a demandé où il en était et comment il vivait, Barrett a répondu : “J’ai une télé couleur et un frigo. J’ai des côtelettes de porc dans le frigo mais elles n ’arrêtent pas de moisir, alors je suis obligé d’en racheter” un ange passe. » (source : http://www.musiqxxl.fr)

Les Floyd sont abasourdis. Waters anéanti.
Son vieil ami, ce splendide jeune homme qui brillait comme le soleil (You Shone like the sun comme l’écrira Waters), ce diamant fou qui fit éclore les Pink Floyd dans les vapeurs psychédéliques d’un Swinging London en ébullition et leur apporta la reconnaissance, n’est plus qu’un gros type au crâne et aux sourcils rasés qui regarde, hébété, les séances d’enregistrement, lâchant au groupe avant de partir : « Bah, c’est de la variété ! ».
Shine On devient alors Shine On You Crazy Diamond. Ce titre magnifique, d’une amplitude mélodique et d’une créativité – enfin retrouvée – extraordinaire, vient rendre l’hommage du Pink Floyd superstar au Pink Floyd séminal, originel en la personne de Syd Barrett, ce Crazy Diamond qui repart penaud, les épaules voûtées, retrouver sa maman dans sa maison de Cambridge.

La douleur de l’absence, cette absence humaine et créative, a permis au Pink Floyd de régénérer leur créativité artistique. L’absence de Syd a crée la présence du Crazy Diamond, et la finalisation de l’album Wish You Were Here.

Alors brille pour toujours Diamant fou !

Shine On You Crazy Diamond !

Renaud ZBN

Wish You Were Here est sorti le 12 septembre 1975 sur Harvest Records et Columbia Records.