Ante Tomic, écrivain croate, dans Qu’est-ce qu’un homme sans moustache nous livre une description réjouissante d’un village croate avec une galerie de personnages « indécroatables » embringués dans des quiproquos, des querelles, des intrigues amoureuses et on rit beaucoup !
Si Ante Tomic ne répond pas directement à la question : Qu’est-ce qu’un homme sans moustache ? dans son formidable roman éponyme, il nous rassure au moins sur un point : la bêtise n’a pas de frontières, se déploie sous toutes les latitudes mais n’empêche pas une certaine humanité.
En dépit d’une publication en 2000 en Croatie, un film en 2005 (Hrvoje Hribar), il aura fallu attendre 2023 pour que cette courte mais réjouissance comédie humaine soit traduite en France après une première traduction, en 2021, de son roman Miracle à la Combe aux Aspics dont on a dit le plus grand bien.
Ante Tomic nous fait partager le quotidien d’un village dalmate, Smiljevo, où se côtoient et rivalisent dans la « connerie » une brochette de personnages qui n’ont rien à envier à nos Bidochon (pour les plus cools d’entre eux) ou Dupont-Lajoie (pour les plus teigneux), je n’ai pas l’heur de connaître les Tuche mais j’imagine que cela doit être le même genre.
Si vous avez la bonne idée de vous procurer ce livre dans une librairie et donc de feuilleter l’ouvrage avant une judicieuse acquisition, commencez par lire les résumés des vingt-et-un chapitres, ils valent déjà par leur drôlerie absurde, quelques exemples : Chapitre Dix : «Qui débute par une discussion théologique traitant des nichons siliconées, et qui se termine fâcheusement », Chapitre Sept : « Où l’on parle de l’émancipation féminine et autres déviances morales de notre époque contemporaine » (je vous avais prévenu, ce n’est pas la fine fleur) et un dernier, celui que je préfère, Chapitre Quinze : « Dans lequel rien ne se passe, de sorte que vous pouvez sauter les quelques pages suivantes ». On a trouvé certes mieux pour attirer le chaland mais ne soyez pas déstabilisés par ces entames ineptes, le livre se dévore car on suit avec beaucoup d’avidité les quiproquos qui jalonnent le parcours des protagonistes de Qu’est-ce qu’un homme sans moustache ?
Qui suivons-nous, entre autres, Don Stipan, un curé relégué dans ce trou perdu car alcoolique « presque » repenti qui est aussi un bellâtre et donc poursuivi par les assiduités d’une jeune veuve aguichante dans sa belle BMW rouge. Afin que vous cerniez un peu mieux le prélat, nous ajouterons que celui-ci alors qu’il officiait dans un état second n’avait rien de mieux à trouver à dire que : « Prenez et buvez-en tous, ceci est mon sang » pour ensuite conclure par : « Bon ! Très bon ! Un brin trop sucré, mais il a un sacrrré bouquet ! ». Nous ferons par la suite connaissance de son frère jumeau (pas piqué des vers non plus), Ivica, un jeune général dont la carrière fut accélérée par la guerre qui se joua entre la Croatie et la Serbie (1991-1995). C’est aussi un des ressorts du livre, écrit 5 ans après la fin de ce conflit « quasi fratricide », de dénoncer les comportements qui ont suivis, ainsi Ivica aime à « réveiller ses subalternes par une alerte inopinée et ainsi les priver de la plus agréable partie de leur sommeil : le sadisme inhérent aux officiers – rien de personnel évidemment-, comportement programmé et standardisé au sein de l’administration. ».
Il aurait été difficile d’imaginer un tel village sans son bar… n’ayez crainte, il y a ce qu’il faut et Markan, son tenancier, qui gratifie les consommateurs d’un florilège de tous les faits-divers croates, autant dire que le talent d’Ante Tomic pour imaginer ces affaires crapuleuses n’est pas sans rappeler Felix Fénéon ou plus récemment Régis Jauffret dans ses Microfictions, un exemple « Un crime sournois a été commis hier à Djakovo, où T.K (33) a tué son voisin aveugle D.K (57) avec lequel il était en procès depuis plusieurs mois pour un conflit de voisinage . T.K. a suivi son voisin lorsqu’il est sorti se promener avec son chien guide. Alors que S.K marchait sur le trottoir d’une rue passante du centre-ville, T.K. a attiré son chien avec un morceau de mortadelle vers le côté opposé de la chaussée. Ignorant le trafic, le chien a traversé la voie, entrainant son maître derrière lui. Le malheureux aveugle a fini sous les roues d’un semi-remorque propriété de Slavonie Transports. Babalu le chien croisé a été adopté par une famille au grand cœur ».
L’autre lieu important du village est une des deux épiceries où tous les ragots du coin s’y racontent, là aussi le tenancier, Josip, a ses particularités…il se fait appeler Miguel et répond à tous ses clients en mexicain car il est un fan ultime d’une série mexicaine…allez chercher à comprendre. On y croise Marinko, un émigré qui a fait fortune en Allemagne, sa fille Tatjana amoureuse du Glandu qui fait des haïkus croates…un jeune crétin du coin très très nationaliste…Là encore, l’auteur nous décrit la réalité d’un jeune pays qui sort de la guerre, la réalité d’un pays qui voit revenir ses nouveaux « riches » et la réalité d’un pays très conservateur et machiste : « Le concept de jeune femme indépendante », idéal sacré de tous les magazines féminins émancipés, est aux antipodes de la vision du monde des habitants de Smiljevo. L’adjectif « indépendante », estimé au plus haut point et prononcé de manière solennelle uniquement à la suite du mot « Croatie », est quasiment inconnu en toute autre occasion ».
Qu’est-ce qu’un homme sans moustache ? n’est pas seulement une description réjouissante de personnages tous plus colorés les uns que les autres, c’est aussi une peinture d’une communauté disparate qui bon gré mal gré cohabite, partage des verres, des repas, des amours, la bêtise mais qui vit, qui est humaine et c’est bien cela le plus important. C’est une « famille » à laquelle on s’attache, dont on suit avec intérêt les péripéties. Le style d’Ante Tomic dans ce roman n’est pas sans rappeler, toute proportion gardée, par certains côtés la verve fantaisiste d’un Garcia Marques dans 100 ans de solitude, en tout cas quand on referme la dernière page, on aurait aimé que cela se poursuive encore.
En conclusion et pour ceux qui n’aiment pas les questions sans réponse sachez que Confucius écrivait : « Un homme sans moustache est un homme sans âme. ».
Éric ATTIC