Sur un sujet aussi pertinent et important que les expulsions de familles jugées insolvables par les banques en Espagne, A Contretemps tape dur mais perd de la crédibilité en jouant la carte du cinéma commercial, entre ambiance de thriller, scénario inutilement complexe et excès mélodramatiques.
Depuis 2021 et les problèmes financiers engendrés par la crise du Covid, les saisies d’appartements, récupérés par les banques, se multiplient à Madrid : ce sont des dizaines de milliers de familles qui ont été jetées à la rue, souvent de manière violente, les expulsions étant réalisées par des brigades d’intervention policières envoyées pour affronter les associations aidant les plus démunis, qui protestent contre cette politique inhumaine. A Contretemps, « film social » à la manière de Ken Loach, raconte trois de ces drames « ordinaires », à travers la « journée particulière » d’un avocat tentant de retrouver la mère d’une petite fille récupérée par les services sociaux qui la juge abandonnée, et d’une mère de famille luttant (en vain) contre une décision d’expulsion prise par sa banque. En los márgenes, le titre original de ce premier film écrit et réalisé par Juan Diego Botto, jeune acteur d’origine argentine, et co-produit par Penélope Cruz, est beaucoup plus approprié, puisqu’il fait référence à la « marginalisation économique » de toute une partie de la population économique qui arrivait jusqu’à il y a peu, à « s’en sortir », et qui a été jetée dans la précarité.
Même s’il faudrait poser la question de l’étrange titre français donné au film à ceux qui l’ont trouvé, on peut imaginer qu’il ait voulu refléter la lutte contre le temps (qui passe trop vite) de Rafa (l’immense Luis Tosar), et qui, encombré par le fils de son épouse dont il ne sait que faire, va passer cette fameuse journée à ramer à contre-courant, entre impasses administratives, embouteillages et problèmes de stationnement, contraintes familiales qu’il fait systématiquement passer après son métier, et, il faut bien l’avouer, sa propre maladresse, symbolisée par son éternel problème de clés de voiture. Avec un sens du timing qui louche clairement vers le thriller – comme s’il avait peur que le spectateur s’ennuie devant un drame social très réaliste – Botto charge un peu trop la barque de son film : il n’est pas certain que raconter trois histoires au lieu d’une soit plus efficace, même si cette complexité narrative lui offre la possibilité d’astuces scénaristiques, d’ailleurs un peu trop manipulatrices ! Et puis le virage du film dans sa dernière ligne droite vers le mélodrame – très appuyé qui plus est – frustrera certainement les spectateurs qui préfèrent leur critique sociale bien sèche et bien objective…
Bref, A Contretemps est un film qui traite d’un problème réel grave, typique d’une époque où l’on sert d’abord les intérêts des institutions financières et où aussi bien la politique que la loi semblent avoir abandonné le peuple, mais qui fait le choix malheureux de l’efficacité plutôt que de l’intelligence. Présenté comme ça, cela peut avoir un effet de repoussoir, mais c’est quand même injuste pour un film qui, grâce en particulier au charisme de Penélope Cruz et au talent de Luis Tosar, offre une poignée de scènes mémorables. Si Cruz est une actrice qui n’évite jamais les stéréotypes (et c’est d’ailleurs pour ça que le grand public l’aime, à travers le monde), elle dégage naturellement une émotion qui fait ici des merveilles dans la bouleversante scène de sa longue confrontation avec son mari Manuel (joué par Botto lui-même, qui ne s’est vraiment pas donné le beau rôle dans son film) : il y a là un moment de cinéma brillant où s’oppose non seulement deux principes opposés – et incompatibles – d’existence, mais aussi deux cultures.
Tosar, quant à lui, arrive à nous passionner avec un personnage écrit de manière un tantinet caricaturale : généreux mais dépassé, en apparence altruiste mais finalement très égoïste, hyperactif mais largement incompétent, Rafa devrait porter le film, mais est souvent un boulet pour une fiction qui respirerait sans nul doute mieux sans lui. Mais, heureusement, Tosar est fascinant à regarder, quoi qu’il fasse, et semble naturellement rajouter de la profondeur et de la complexité à des situations qui en manqueraient sans lui.
A Contretemps est donc un film seulement à demi-réussi, mais très recommandable, à la fois parce qu’il résonne fortement dans le concept politico-social actuel, et parce qu’il est émotionnellement impactant.
Eric Debarnot