Chronique visuellement superbe et toujours passionnante de la création d’Apocalypse Now, un tournage en enfer échoue malheureusement à être lui-même un chef d’œuvre de la BD, mais reste un ouvrage essentiel pour tous les cinéphiles.
Il n’y a pas de doute aujourd’hui qu’Apocalypse Now, de Francis Ford Coppola, est l’un des plus grands films de l’histoire du Cinéma. Et l’on sait aussi que son tournage a été une véritable épreuve pour tous ceux qui y ont été impliqués, de près comme de loin, l’aventure de l’équipe aux Philippines ayant été copieusement documentée, y compris à l’époque : Eleanor, l’épouse de Coppola a elle-même, secrètement, enregistrés les faits, enregistrements qui ont été intégrés dans le documentaire Aux cœurs des ténèbres : L’Apocalypse d’un metteur en scène sorti en 1991. On sait que, pour les producteurs sagement restés aux USA, les dépassements récurrents et rapidement colossaux de budget ont été un véritable enfer, mais nous, cinéphiles, nous nous sentons forcément plus empathiques vis-à-vis des tourments du réalisateur, rongé pendant des mois par son incapacité à écrire une fin convaincante, et par ses doutes quant à sa capacité de tirer un vrai film des centaines de kilomètres de pellicule produites… Sans oublier non plus le calvaire que vécurent tous les protagonistes de ce véritable tournage en enfer pendant de longs mois, la crise cardiaque de Martin Sheen, les délires de Dennis Hopper, les intuitions de Brando (dont ce sera le dernier bon film…), etc. Bref, une matière déjà abondamment révélée, diffusée et commentée, à laquelle Un tournage en enfer, le nouveau livre de Florent Silloray, déjà responsable d’un beau Capa, l’étoile filante, biopic du photographe Robert Capa, n’ajoutera aucune révélation.
Pour décrire le plus naturellement possible ces trois ans de tournage extrêmement difficiles, Silloray a imaginé le personnage de Sarah, jeune attachée à la production, qui nous raconte – la plupart du temps sur le mode « voix off » – les événements dont elle a été témoin. Des flashbacks réguliers nous ramènent en outre quelques mois en arrière, à la naissance du projet, quand Coppola s’empare du script de John Milius inspiré du célèbre roman de Joseph Conrad, et décide de se lancer dans l’aventure insensée d’un film démesuré, qui sera tourné de manière intégralement réaliste, sans utiliser – ce qui paraît incroyable de nos jours – le moindre effet spécial digital (puisque la technologie n’existait pas…). Le livre se termine sur une note positive, avec le triomphe critique et commercial du film, un triomphe immédiatement relativisé par le rappel des échecs ultérieurs de Coppola : alors que ses pairs et amis Steven Spielberg et George Lucas réussiront à faire fortune grâce à une approche pragmatiquement populaire du cinéma qu’ils voulaient faire, Coppola sombra financièrement au fil des années, incapable de reproduire le miracle qui avait fait des deux premiers volets du Parrain et d’Apocalypse Now des succès commerciaux…
Silloray a l’immense talent de créer de très belles images colorées – aquarelles ou crayonnés – qui illustrent avec légèreté et élégance ce récit d’un enchaînement de catastrophes et d’une accumulation de tourments, qui risquait d’être lourd et indigeste. Il a par contre des difficultés à caractériser les visages de ses personnages, ce qui rend quasi anonymes des gens aussi connus que Coppola, Spielberg, Sheen, Brando, etc., et pose quand même un problème quand il s’agit d’impliquer émotionnellement le lecteur dans une histoire aussi célèbre. Silloray est un virtuose de la narration en voix off, qu’il utilise de manière quasi cinématographique, mais est beaucoup moins à l’aise quand il s’agit de créer des dialogues dynamiques, voire simplement réalistes : il suffit de lire la scène où Coppola discute de son projet avec Spielberg et Lucas à Beverly Hills au cours de l’été 1975 pour réaliser combien Silloray est mal à l’aise avec ce genre de scène, et tombe facilement dans le didactisme…
Un tournage en enfer est un livre visuellement splendide, dont la lecture est passionnante – et donc indispensable – pour tout cinéphile qui se respecte ; il est dommage que ses limitations l’empêchent d’être la grande BD qu’il aurait pu être…
Eric Debarnot