Face à l’effondrement possible de la planète et à la montée de la haine un peu partout, on peut croire, comme Anohni, que l’Art, en transmettant la mémoire des combats passés, peut encore jouer un rôle. C’est peut-être optimiste, mais en tous cas, ça permet à Anonhi de nous offrir un chef d’œuvre.
La déclaration de Xavier Dolan, le grand cinéaste québécois, annonçant sa décision d’arrêter de faire des films, la gravité de l’état du monde lui paraissant telle qu’il ne voit plus quel rôle l’Art peut jouer alors que la catastrophe – qui semble inévitable – s’approche, a fait un certain bruit dans les milieux artistiques. Elle a immédiatement généré des débats féconds sur la pertinence du travail de l’artiste dans une société en crise. My Back Was A Bridge For You To Cross, Le dernier – et magnifique – album de Anohni & The Johnsons, même si ce n’était évidemment pas l’intention de la musicienne anglaise, est à la fois un écho et une réponse à la démission de Dolan : à partir du même constat, Anonhi ne baisse pas les bras, et nous offre au contraire une œuvre d’Art qui soit aussi une sorte de manuel de résistance, construit sur l’héritage de grandes figures des luttes passées.
Avant de plonger dans ce merveilleux, non, ce sublime tourbillon de tristesse, d’angoisse et d’espoir qu’est My Back Was A Bridge For You To Cross, il faut s’arrêter sur sa pochette, qu’Anohni déclare (sur son compte Instagram) comme « la plus importante de sa carrière » : il y figure le beau visage mélancolique de Marsha P. Johnson, activiste défendant les droits le la communauté trans, et reconnue aujourd’hui comme la « Rosa Parks » du mouvement LGBT+. Elle illustre « the restoration of connections and neural pathways between generations, past and future », soit la restauration des connexions et des voies neuronales entre les générations, passées et futures. Elle souligne le sens du titre du disque, une volonté d’Anonhi de « passer » aux jeunes générations qui luttent pour défendre leurs droits face aux poussées réactionnaires, mais qui affrontent également la menace d’une apocalypse environnementale, les souvenirs et la combattivité de leurs aînés, des figures de proue des mouvements civiques du passé.
« The way you talk to me, it must change / The things you do to me / The way you leave me / The seeds you give to me, it must change / It must change / The death inside you / That you pass into me » (La façon dont tu me parles, ça doit changer / Les choses que tu me fais / La façon dont tu me quittes / Les graines que tu me donnes, ça doit changer / Ça doit changer / La mort en toi / Que tu passes en moi) : It Must Change, l’ouverture de l’album, ne saurait être plus claire, il n’y a pas d’autre solution que changer. Mais surtout, surtout, on est ici dans une soul music qui se réfère directement à l’immense What’s Going On de Marvin Gaye, l’un des disques les plus importants que XXème siècle (Rolling Stone vient justement, dans sa dernière revue des meilleurs albums, de le placer en pole position…), un album visionnaire qui, déjà, appelait au réveil des consciences face à l’oppression ainsi que face aux défis environnementaux : rappeler le discours de Marvin Gaye – et la manière magnifique dont ce discours était mis en musique – illustre parfaitement la démarche de l’album.
Il faut aussi signaler que c’est le premier album d’Anohni / Anthony en treize ans qui la voit soutenue par un vrai groupe identifié comme The Johnsons. Et la guitare grinçante, très rock, de Go Ahead, rappelle en une minute trente qu’Anohni, même en plein trip soul, n’oublie pas ses racines rock, et en particulier son mentor, Lou Reed. D’ailleurs, le sublime Sliver of Ice qui vient ensuite, avec sa description magique des sensations créées par un éclat de glace fondant sur la langue, évoque le souvenir d’une discussion avec Lou : attention, impossible de retenir ses larmes sur ce qui est le sommet de l’album !
Can’t, énorme explosion émotionnelle gospel, revient là où It Must Change nous avait laissés : « I don’t want you to be dead / I won’t have it » (Je ne veux pas que tu sois mort / Je ne peux pas l’accepter), si la mort, la fin de toutes choses survient, il reste que nous devons lutter de toutes nos forces contre cette fin, et contre l’oubli. Et l’album ne faiblit pas avec Scapegoat, manifeste faussement doux mais profondément ressenti contre la transphobie : avec l’explosion des guitares, la rage contenue, et dissimulée derrière des affirmations lénifiantes et trompeuses (« It’s not personal » – ce n’est pas personnel… tu parles !), déferle enfin.
It’s My fault met le doigt où ça fait mal, sur la responsabilité individuelle, la culpabilité de chacun d’entre nous quant au désastre écologique, et l’ambiguïté d’une position qui est celle de la plupart d’entre nous, entre sentiment de honte, de douleur et désir de toujours consommer : « It’s my fault / The way I broke the Earth / I ache here, I take here » (C’est ma faute / La façon dont j’ai brisé la Terre / J’ai mal ici, je prends ici). Rest est une autre explosion lyrique, intense, et introduit There Wasn’t Enough, une lamentation sur l’avidité humaine, un grand moment de beauté suspendue, qui s’éclaire avec l’apparition d’arpèges de guitare électrique permettant à la chanson de littéralement éclore.
Why Am I Alive Now? est un morceau inhabituellement jazzy, intégrant un piano avant de se déployer sur un groove dont l’élégance raffinée contraste avec la brutalité de la dénonciation (« Once everything was a part of me / … / Now everything’s gone to the floor / And all I ever want is more » – Autrefois, tout faisait partie de moi / … / Maintenant, tout a été détruit / Et tout ce que je veux, c’est plus). Et la conclusion de You Be Free revient sur le titre de l’album, sur le lien entre mémoire des souffrances endurées dans le passé, et les combats à mener aujourd’hui. Et sur le fait que chacun d’entre nous peut finalement justifier son existence par sa capacité à transmettre, et ainsi peut-être permettre à ceux qui nous suivront d’être libres…
Si My Back Was a Bridge for You to Cross est un album aussi impactant émotionnellement, c’est également dû à une méthode d’enregistrement la plus brute possible : quelques prises seulement (parfois une seule pour le chant…) d’une interprétation live en studio de titres qu’Anohni et son groupe n’ont pas encore usés à force de les ressasser et de les perfectionner. Et c’est ainsi qu’une artiste qui avait souvent tendance à surproduire sa musique atteint d’un seul coup à une nouvelle grandeur : en laissant simplement sa tristesse, sa colère, et, bien entendu, son talent, être capturés tels quels.
Nul doute qu’Anonhi vient de publier son chef d’œuvre. Mais également l’un des albums qui parle le plus sincèrement, le plus directement de notre époque, et des défis immenses que nous affrontons.
Eric Debarnot