Dans un registre un peu différent de ses thrillers les plus renommés qui ont été adaptés au cinéma, Lehane nous offre avec le Silence une réflexion politique particulièrement pertinente en ces temps de rejet croissant de l’autre et de désir d’un illusoire repli sur soi.
Nous sommes en 1974, à Boston, ou plutôt dans l’un des quartiers populaires de Boston, où une population principalement d’origine irlandaise affronte le changement du monde autour d’elle, en se cramponnant à ses racines, sa culture, sa « différence » par rapport aux autres « races ». Mary Pat, femme forte à tous points de vue, deux fois divorcée, a perdu son fils emporté par la drogue, et voit maintenant sa fille Jules disparaître, au moment même où les dirigeants de la ville imposent un mélange des populations noires et blanches dans les écoles, à des fins d’intégration des différentes communautés. Or, le jour où Jules ne rentre pas chez elle, un jeune noir est retrouvé mort à une station de métro du quartier…
Le Silence va nous raconter le combat de Mary Pat pour comprendre ce qui est arrivé à sa fille, dans un désespoir croissant, et en déployant une violence de plus en plus radicale. Car ce dont Dennis Lehane nous parle dans ce livre, qui, bien que dans la ligne « sociale » de certains de ses romans les plus connus (Gone Baby Gone, Mystic River) n’est pas réellement un thriller, mais bien plutôt un drame, une tragédie même, c’est du mensonge qu’est la promesse de l’étanchéité des communautés et des cultures, et de la manière dont ce mensonge empoisonne les esprits, les cœurs, et fait naître la haine et la violence. Sans bons sentiments, sans fausse bonne conscience, en prenant pleinement acte des contradictions de tous les discours politiques ou humanistes, même les plus vertueux, Lehane dresse un portrait terrifiant, non pas seulement des Etats-Unis des années 70, mais bien de notre monde actuel, où monte à nouveau la peur et la haine de l’autre, et la tentation – exploitée par la droite et l’extrême droite – du repli sur soi, sur des valeurs que l’on pense établies et qui ne sont finalement que des mensonges.
Sans jamais prêcher, sans jamais simplifier des situations dont les solutions sont tout sauf évidentes, le Silence est un constat glaçant, que le style élégant et épuré de Lehane rend particulièrement passionnant, et émouvant. Se concluant dans un déchaînement de violence sanglante, sans aucun happy end, le Silence est nourri de l’horreur que l’on ressent en réalisant un jour que ses voisins, ces gens ordinaires qui nous ressemblent, déclarent ouvertement haïr les gens de couleur de peau ou de culture différente, et revendiquent des idées d’extrême-droite. Le Silence est un véritable cri d’alerte face à la haine qui monte dans nos sociétés, qu’il faut absolument lire et faire lire autour de soi.
Et sa dernière page, étonnante, nous rappelle que la meilleure manière de résister, c’est de faire attention à ces « petits miracles » (« Small Mercies » est le titre original du livre), qui, heureusement, sont toujours là, cachés parfois par le brouhaha de la haine, mais aussi par le silence de l’omerta et de la résignation, dans nos vies.
Eric Debarnot