Malgré ce que pourrait laisser penser son titre, cette bande dessinée n’a rien d’une bluette. Elle tente surtout de démontrer que si le temps des colonies appartient au passé, le tourisme sexuel en est une bien triste prolongation…
Quelque part en Asie, dans une ville réputée pour son tourisme sexuel. Duyên se prostitue dans le cybercafé tenu par une « grande sœur ». Un beau jour, elle rencontre un jeune Français un peu coincé, partagé entre ses fantasmes et sa quête de romantisme. Une brève histoire qui se conclura par un baiser délicat, presque honteux, un baiser qui le poussera vers la fuite mais ne fera qu’aiguiser chez elle son appétit de liberté…
Le Baiser, c’est une histoire en apparence légère qui se vient se poser tel un cocktail parfumé au cœur de l’été, mais qui s’avère plus profonde que ce que l’on pourrait croire au premier abord. Les premières pages nous mettent dans les pas d’un jeune touriste venus « visiter » la Thaïlande (à moins que ce ne soit le Vietnam) avec un copain, mais très vite on comprend que leur but est de prendre du bon temps avec des « filles faciles en quête d’argent facile », qui ne dédaigneraient pas la demande en mariage d’un « bel » Européen, histoire de quitter leur trou pour de bon. Mais ce jeune touriste, qui se sent mal à l’aise, tout incognito soit-il, prend conscience qu’il n’est pas à sa place. Envahi par la culpabilité, il décide de prendre la tangente après un baiser aussi tendre que furtif avec une prostituée.
Cette prostituée, elle s’appelle Duyên. La jeune femme, à l’allure si réservée, couche sans états d’âme avec les hommes de passage, mais elle a bien d’autres rêves en tête. Ce seul baiser a suffi à la rendre amoureuse. Mais son « prince charmant » a pris la fuite, aiguisant son désir de partir loin, très loin, en Europe peut-être…
Ce délicat roman graphique aborde la question du tourisme sexuel de façon originale, en optant pour une narration à quatre voix, une par chapitre : d’abord le jeune homme du début, la proxénète, puis le quadragénaire célibataire et enfin Duyên. Choix original, par la multiplicité des points de vue, favorise l’empathie du lecteur en évitant tout ethnocentrisme. Et c’est le gros point fort de l’ouvrage, qui nous fait voir au-delà des apparences, nous montrant que les gens ne correspondent pas forcément à l’image qu’ils donnent, et que, finalement, d’un bout à l’autre de la planète, les aspirations humaines demeurent toujours les mêmes malgré les différences culturelles. En résumé, ce récit nous transmet un très beau message empreint d’optimisme malgré l’âpreté de certaines scènes.
Le dessin délicat d’Andrea Bruno, qui figure parmi les représentants de la nouvelle vague de la BD italienne, illustre très bien ce récit contemplatif aux dialogues rares, davantage en « voix off ». Les ambiances nocturnes et érotiques d’Asie, où le rouge domine, contrastent avec les paysages hivernaux et secs de la France, ou peut-être d’Europe. Pour chaque contexte, la couleur bénéfice d’un agencement sans aucune fausse note.
Très sensibilisé à la cause politique, le scénariste Frédéric Debomy a souvent évoqué des sujets sur les libertés hors d’Europe, en Asie principalement, et pour cause : celui-ci a été durant deux ans le programmateur du Festival international du film des droits de l’Homme de Paris. Contrairement aux apparences, Le Baiser, avec sa multiplicité de points de vue, est sous-tendu par un constat amer, se faisant le révélateur d’une vision de deux mondes opposés, où les idées toutes faites de part et d’autre, modelées par des siècles de colonisation, semblent avoir survécu aux vagues d’indépendance des années 60 et aux divers mouvements de démocratisation. L’exploitation des richesses a fait la place au tourisme sexuel, permettant à l’homme blanc occidental de « faire son marché » et libérer sa libido dans un certain anonymat, avec parfois une dose de maltraitance… Le rapport de dominant à dominé (et vice-versa) s’est incrusté dans les esprits, même s’il est désormais en sourdine. Quant à l’accueil des réfugiés sous les cieux européens, le livre nous le rappelle à bon escient, il est rarement caractérisé par la générosité et la bienveillance, sans aucun souci de réciprocité si l’on admet l’existence d’une certaine « dette » historique vis-à-vis des anciennes colonies. Dans ce sens, l’ouvrage possède une dimension politique, mais se contente surtout de jeter un regard froid sur un aspect peu glorieux de notre monde actuel, sans chercher à culpabiliser.
Ce roman graphique, malgré sa retenue formelle, n’en recèle pas moins une certaine puissance dans le propos, le sujet central étant la quête de liberté d’une jeune femme refusant la fatalité. Tout en subtilité, Le Baiser se laisse admirer tout en alimentant notre réflexion intellectuelle.
Laurent Proudhon