Quatrième volume d’une tétralogie inédite en français, Brazilian Psycho de l’anglais Joe Thomas est un uppercut littéraire qui rappelle les œuvres de James Ellroy et de Don Winslow et dont les 600 pages denses et touffues nous laissent K.-O. Une découverte essentielle.
On ne sait pas grand-chose de Joe Thomas, l’auteur de Brazilian Psycho. Les quelques informations glanées sur la toile nous apprennent que ce romancier anglais est né en 1977 et qu’il a longtemps vécu au Brésil, ce dont on se doutait tant Brazilian Psycho ausculte avec précision la société brésilienne de ces vingt dernières années. On découvre également que ce roman, le premier traduit en français, est le dernier volume d’une tétralogie. Si Brazilian Psycho peut tout à fait être lu indépendamment des autres, on ne peut que s’étonner du choix des éditions du Seuil. Pourquoi commencer par celui-ci et pas par le premier volume d’un cycle romanesque que l’on devine monumental ? Choix étonnant, mais il faut saluer l’initiative de l’éditeur qui nous permet de lire ce roman ambitieux, exigeant et essentiel.
En effet, une certitude s’impose assez vite à la lecture de Brazilian Psycho : Joe Thomas est un auteur majeur qui ne devrait pas tarder à s’imposer aux côtés des plus grands. On se méfie généralement des comparaisons élogieuses mais l’on ne peut que céder cette fois à cette tentation tant le roman est impressionnant. Impossible dès lors de ne pas citer American Tabloid de James Ellroy, La Griffe du chien de Don Winslow ou Pukhtu de DOA. Dès les premières pages de Brazilian Psycho – qui commence par une très longue liste des personnages du roman – on retrouve la démesure qui caractérise les œuvres citées plus haut. Une démesure et un souffle romanesque parfaitement maîtrisés par un écrivain qui ambitionne de peindre un pays et une époque.
Tout commence le 7 octobre 2018, date du premier tour des élections présidentielles. Jair Bolsonaro est en tête. Ce soir-là, à São Paulo comme partout ailleurs au Brésil, les partisans du leader populiste sont galvanisés par ses propos haineux. Trois adolescents attaquent un homme qu’ils supposent homosexuel. Ils lui gravent au couteau, sur le torse, le V de la victoire à côté duquel ils ajoutent une swastika sanglante. Un peu plus loin, une jeune femme est arrêtée par la police militaire pour avoir tagué le slogan anti-Bolsonaro : « Ele Não » (pas lui). Emmenée au poste, elle est agressée dans sa cellule et abandonnée nue, sans eau ni nourriture pendant vingt-quatre heures.
« Comment en est-on arrivé là ? » : c’est par cette question que Joe Thomas conclut ce prologue ultra-violent. La suite du roman se propose de répondre à cette interrogation en racontant le Brésil de 2003 à 2018. En 2003, Lula vient d’être élu et, pour beaucoup, ce président de gauche incarne l’espoir. C’est dans ce contexte politique que l’on va suivre une myriade de personnages et plusieurs fils narratifs qui ne cesseront de s’entrecroiser. Parmi les protagonistes de cette vaste fresque romanesque, il y a Leme et Lisboa, deux flics intègres qui enquêtent sur le meurtre du directeur d’une prestigieuse école privée. On suit aussi le parcours de Renata, jeune avocate décidée à ouvrir un centre d’aide juridique dans une favela. C’est d’ailleurs là que vit Sacha, une jeune adolescente qui occupe une fonction subalterne pour la PCC, l’organisation criminelle qui règne sur la favela. Mais Sacha ne rêve que d’une seule chose : quitter son quartier. Enfin, il y a Ray Marx, ancien agent de la CIA, chargé de s’assurer que le programme économique de Lula ne va pas mettre en péril les bénéfices de ses très riches clients. Car dans ce Brésil-là, la corruption est généralisée : l’argent public est détourné, la police est souvent achetée par les politiques ou par les gangsters qu’elle est chargée de traquer. Le tableau que Joe Thomas brosse de São Paulo est tout simplement hallucinant. Voici par exemple comment l’un des personnages du roman décrit la mégalopole : « Mais quelle ville, tout de même, ne ? São Paulo est indiscutablement la capitale de l’Amérique du Sud. Réfléchissez-y, menina : culturellement riche, débordante de pognon, minée par une corruption endémique, marquée par une disparité entre les riches et les pauvres qui alimente le désespoir et une criminalité qui n’accorde aucune valeur à la vie. Et pourtant, São Paulo est tellement pleine de vie qu’on s’en sent dynamisé, politisé, inspiré. »
Porté par une écriture sèche, brutale, lapidaire, le roman de Joe Thomas embrasse la réalité d’une époque, y injecte de la fiction, multiplie les thèmes et les personnages. Et c’est impressionnant. Exigeant aussi tant le roman est riche et complexe mais les efforts fournis sont récompensés au centuple. On est parfois perdu, les développements politico-financiers sont complexes et les dialogues elliptiques ne facilitent pas toujours les choses. Mais quel souffle ! Sans jamais céder à la facilité, et en évitant tous les clichés qu’une telle histoire pouvait supposer, Joe Thomas nous propose une fresque essentielle et édifiante, qui nous rappelle à quel point le polar est capable de nous aider à mieux comprendre les enjeux du monde contemporain. Magistral et essentiel !
Grégory Seyer