Cet excellent et envoutant polar de Jeff Loveness et Lisandro Estherren joue adroitement avec les codes de la science-fiction et du thriller métaphysique.
1973, Herring pourrait être un gendre idéal. Ce beau gosse aux épaules carrés bien mises en valeur par son imperméable croisé gris est le meilleur des agents doubles américains. Actuellement en mission à Berlin Est, il y a infiltré les services secrets. Alors qu’il aide des fugitifs à sauter le mur, il assiste à la chute d’une météorite. Récupéré par les Soviétiques, l’aérolithe est mis au secret dans un abri antiatomique. Or, la rumeur prétend que l’objet pourrait avoir une origine extraterrestre. Ses supérieurs lui ordonnent d’enquêter.
404 Éditions nous gâte avec ce très étrange album, qui pourrait être présenté comme l’improbable association entre les ténébreux et longs monologues des œuvres d’Andreï Tarkovski ou de Terence Malick avec les violents combats souterrains d’un plus classique FPS.
Commençons par l’extraordinaire colorisation des dessins, pourtant très sobres, de Lisandro Estherren. Patricio Delpeche pratique une aquarelle souvent monochrome aux couleurs froides, qui magnifie les jeux des ombres et de la lumière. Son travail sur les visages, représentés en gros plan, crée des failles, des doutes et des transparences inquiétantes, diffusant une angoisse surnaturelle. Les deux Argentins maitrisent aussi bien la représentation d’un Berlin triste et gris que les envolées fantastiques en huis clos. L’ensemble est magnifié par l’impression en grand format, l’absence de marge accentuant l’impression d’étouffement.
L’agent Herring est convoqué au siège des services secrets. L’action se concentre sur Anzhela, la colonelle russe, une femme forte vétérane de la Grande guerre patriotique et sur le froid Kelner, l’as de la Stasi. Les premiers témoins sombrent dans la folie, tous évoquent une vérité à accueillir, des portes à ouvrir et doivent être abattus. Leur démence semble contagieuse. Herring est, à son tour, touché. Or, il possède un rapport complexe avec la vérité. Sur ordre, n’a-t-il pas toujours menti ? À l’image de ses confrères et ennemis Kelner et Anzhela, il a lutté contre les traitres et pourchassé leurs mensonges, afin d’imposer une vérité officielle, un mensonge symétrique, ou presque.
Jeff Loveness s’est fait connaître pour ses travaux pour Marvel et sur l’excellente série Rick & Morty. Avec Apparition, il signe un très original scénario qui débute comme un classique polar de guerre froide, pour intégrer des éléments fantastiques, avant de plonger dans le thriller psychologique. La pure vérité est-elle soutenable pour des agents secrets ? Leur rédemption est-elle possible et même souhaitable ?
Stéphane de Boysson