Wish You Were Here, malgré les doutes et les errements, est un succès. La méthode Waters pour sortir les Floyd de leur torpeur d’après Dark Side a fonctionné. Les pleins pouvoirs qu’il s’est octroyé a relancé le groupe et sa créativité. Il est dorénavant seul maître à bord et va profiter de ce putsch pour imposer sa vision et politiser un groupe qui s’était pourtant jusque là tenu loin de ces préoccupations. Album sombre et désespéré, Animals tout droit sorti de l’imaginaire watersien vient poser une nouvelle pierre inédite dans la carrière du Floyd. Reste à savoir si c’est le dernier album de Pink Floyd ou le premier en solo de Roger Waters ? Quoi qu’il en soit : Essentiel !
La longue et chaotique gestation de Wish You Were Here, sa production complexe et ce difficile retour à la réalité après le cataclysme Dark Side Of The Moon ont finalement permis au Floyd d’accoucher, dans la douleur, de l’un des fleurons de leur carrière. Les Anglais ont réussi à dépasser cette apathie mortifère, à surpasser cette lassitude naturelle de l’homme parvenu, pour se réinventer et sortir de la malédiction Dark Side...
W.Y.W.H, malgré les errements créatifs et les pannes d’inspiration, trustera la première place des charts anglais et américains. Les Floyd font la course en tête en ce milieu des seventies. Waters vient de sortir son groupe de ce marasme créatif d’après Dark Side à la force du poignet, prenant les rênes d’un groupe qui semblait avoir tout dit, écrivant tant bien que mal – et plutôt bien – une suite à ce qui paraissait pour les autres un point final. Waters n’en a pas fini avec Pink Floyd, il repousse le mot « fin », s’accroche à la vie, devenant – au début par nécessité, puis par goût – dans le sens le plus strict du terme: le dictateur (Magistrat nommé en cas de crise grave, investi, pour un temps déterminé, d’un pouvoir illimité) de la cité Pink Floyd.
Le succès est là, encore.
Les Floyd, prévoyants – Leur contrat avec EMI accordant un accès illimité aux studios Abbey Road expire et les séances d’enregistrement vont du coup fortement augmenter -, font alors l’acquisition d’un immeuble de trois étages au 35 Britannia Row à Islington, dans le nord de Londres. Cette ancienne chapelle deviendra un studio d’enregistrement dernier cri et le point de ralliement, le bien commun d’un groupe qui, justement, n’a dorénavant plus grand chose en commun. C’est en 1976 que les premières sessions débutent dans leur nouveaux locaux de Britannia Row, et vont durer jusqu’au début de 1977 pour les dernières corrections à faire.
Mais si les Pink Floyd si puissants, si intouchables dans cette industrie du disque qu’ils ont contribué à restructurer, semblaient faire la pluie et le beau temps sur des années 70 qui leur étaient d’ores et déjà acquises, c’était sans compter sur ce petit grain de sable qui allait gripper la machine Rock. Un grain de sable, un morceau de caillou venu tout droit du trottoir d’en face et qui se fera appeler : punk rock.
C’est un soulèvement, c’est la révolte contre un Rock devenu trop adulte et qui en a oublié ses fondamentaux. L’insurrection d’une jeunesse qui veut récupérer un style trop intellectualisé, et lui rendre son alphabet le plus simple, le plus basique. Les gamins de London City s’emparent des guitares comme l’on prend un fusil. On apprend comme on peut un maniement rudimentaire et on part à la guerre. Les punks ne savent pas jouer et ne veulent surtout pas apprendre. C’est le grand retour de la spontanéité, de la violence séminale d’un Rock aux mains sales, la morve au nez.
En cette année 1977, le Punk vient parasiter un Rock pantouflard. Les grands noms, les aînés si créatifs, si avant-gardistes, se reposent sur leurs lauriers durement gagnés. Les Rolling Stones, Led Zeppelin, Black Sabbath et autres Pink Floyd semblent passer plus de temps sur leur voilier, dans leur voiture de luxe ou leur palace aménagé que dans la rue à renifler les pissotières Rock d’où le Punk, sans que les mastodontes du genre ne s’en aperçoivent, vient de prendre vie.
Johnny Rotten, le sulfureux leader des Sex Pistols, arborera même un t-shirt qui fera date et qui sonnera comme le manifeste musical du genre. Le t-shirt « I Hate Pink Floyd » que Rotten expose lors des concerts mouvementés des Pistols – Il avouera plus tard être un grand fan des Floyd et de Prog’ en général – frappe l’imaginaire Rock et dévoile le plan de route nihiliste, violent et suicidaire d’un mouvement dont le cri de guerre « No Future » résume à merveille l’éclosion spontanée de cette génération autodestructrice. Les Punks débarquent, le monde est sous le choc. Si le t-shirt de Rotten marque l’imaginaire de la jeunesse, il marque également les Pink Floyd (qui ne seront jamais anti-punks, Nick Mason produisant même Music for Pleasure de The Damned), et plus particulièrement Roger qui prend cet uppercut venant de la jeunesse anglaise en pleine mâchoire.
Le groupe investit ses nouveaux locaux de Britannia Row et attaque la production de leur nouvel album. C’est Brian Humphries qui reprend les rênes de la production (qu’il contrôlait déjà – tant bien que mal – sur W.Y.W.H). Lorsqu’ils arrivent en studio, cette fois-ci les Floyd ne sont pas pris de court, musicalement, en tout cas. Le groupe fait tourner sur scène depuis Wish You Were Here, deux morceaux qu’ils ont étoffés au fil des concerts, des titres qu’ils ont enrichis, étirés, depuis quelques années. En effet la chanson You’ve Got to Be Crazy qu’ils travaillent sur scène avant même la parution de W.Y.W.H sera inclus dans le nouveau disque, ainsi que le titre Raving and Drooling datant de la même période.
Si le gros du matériau musical est prêt, le concept, lui, tarde à venir. Waters, de plus en plus omnipotent au sein de la formation et de plus en plus politisé, entrevoit dans les évènements socio-politiques de son pays un possible angle d’attaque. C’est en se massant le menton encore douloureux de l’uppercut sournois du t-shirt de Rotten et de cette génération punk qui les décrivent comme des « Dinosaures du Rock » que Roger perçoit son sujet. Il ne compte pas laisser à ces petits cons de punks le monopole de la révolte. Le soulèvement punk n’est pas que musical, c’est également une révolte politique et sociale dénigrant un pouvoir en place rigide et antisocial. Les convictions socialistes et radicales de Roger ne sont finalement pas si éloignés de celles de ces petits cons à cheveux verts. Mais là où les Pistols, rageurs et excités, veulent foutre le feu aux jupons de la Reine et installer l’Anarchy dans cette putain de UK, Waters va dérouler ses opinions, les développer point par point sur un album entier.
Roger, encouragé par cette violence adolescente désordonnée et pour faire la nique à cette radicalisation punk de façade, va rédiger un réquisitoire sur la politique de son pays d’une violence inouïe. C’est par la littérature que les Floyd – que Roger, pardon ! – vont trouver leur sujet. Waters entrevoit par le biais du chef d’œuvre de George Orwell (Animal Farm) son concept apparaître, il vient faire le parallèle (heureux ou pas ! Les critiques seront partagés…) entre les thèmes de La Ferme des Animaux et le contexte actuel de la politique anglaise. Il remplace la satire sociale de la révolution russe et la critique acerbe du stalinisme par une attaque violente du parti conservateur britannique et de son leader charismatique : la Dame de Fer Margaret Thatcher.
You’ve Got to Be Crazy devient alors Dogs et Raving and Drooling devient Sheep. Le groupe retravaille les morceaux pour coller au thème « animalier » du concept. Waters s’empare du sujet et crache une satire grandiloquente, un pamphlet musical d’une radicalité outrée que les autres membres n’apprécient qu’à moitié. La tyrannie des Animals sur la masse laborieuse, Roger, tout en la fustigeant, l’applique à son propre groupe et s’accapare en bon tyran toutes les phases de construction de l’album. Waters avait pris la rédaction des paroles à lui tout seul depuis Dark Side Of The Moon, il s’approprie dorénavant les compositions (Dogs est quand même écrite par Gilmour, tandis que Rick Wright n’est pour la première fois crédité d’aucune composition) et la presque totalité de la partie chant du disque.
Si les Floyd se sont réinventés avec W.Y.W.H, s’ils se sont battus contre eux-mêmes, noyant leur désenchantement et leur lassitude pour le bien commun, quelque chose semble s’être envolé. Leur musique ne sonne plus pareil. C’est le froid qui gagne la texture même du son Pink Floyd. Là où les thèmes pourtant difficiles (mort, folie…) qui hantaient D.S.O.T.M ne sombraient jamais dans la mélancolie, gardant cette chaleur solaire qui illuminait l’album d’un éclat intense et positif, l’emprise artistique de Roger et son côté sombre plongent Animals dans une froideur inédite. Avec un Waters sombrant doucement dans la paranoïa et la mégalomanie aux manettes, c’est l’hiver qui frappe à la porte du Floyd.
C’est pourtant par de la douceur, par une guitare acoustique nue, simple et réconfortante que Roger débute Animals. Comme si l’homme savait qu’il faudrait équilibrer la froideur et le pessimisme intrinsèque de l’album par ce rayon de soleil, ce petit brin d’optimisme qui vient ouvrir et clore le disque (c’est également une déclaration d’amour, selon Roger, qu’il offre à sa nouvelle femme Carolyne Christie). Pigs on the Wing 1 et 2 viennent laisser la porte ouverte à l’espoir, que le reste de l’album va saper sans ménagements. L’espoir au milieu de cette déshumanisation, de ce retour effrayant au règne animal ; cette espérance indéfectible que l’amour, que le couple peut nous permettre de nous élever au dessus de cette fange animale, de ces stéréotypes de classe et de ces archétypes primaires que l’on voudrait oublier à tout prix.
Cet équilibre précaire entre le froid et le chaud, le sombre et le lumineux vient également s’insérer dans ces structures d’albums répétitives que Roger et les Floyd apprécient. Ces architectures alambiquées, ces constructions de concepts qui s’interrogent, qui se répondent, les Floyd en sont passés maître. Là où Wish You Were Here plaçait en ouverture et en fermeture de l’album ses deux morceaux les plus longs (Shine On… part 1 et 2), Animals répond en ouvrant et fermant le disque avec ses deux titres les plus courts (On avait également assisté à ces similitudes de structures entre Atom Heart Mother qui plaçait son opus long sur la première face et Meddle qui offrait à Echoes la totalité de sa face 2).
C’est encore une guitare acoustique qui ouvre le morceau suivant, une guitare folk monotone, un riff vif et syncopé qui ne parvient pourtant pas à nous entraîner, attachés au sol que nous sommes par des nappes synthétiques glaçantes d’un Rick Wright absent de la création du disque mais très présent – essentiel ! – sur ces arrangements aux claviers qui viennent donner une texture froide et inquiétante au disque. C’est Gilmour qui composera la majeure partie de Dogs, c’est aussi lui qui vient donner à ces 17 minutes splendides une émotion palpable, une émotion navigant entre la peur, la désillusion et la colère. La voix douce de David s’éraille, perd de sa chaleur et vient se noyer sous un orgue Hammond sépulcral, avant qu’une Telecaster sèche et aiguisée comme un cutter vienne nous cracher un premier solo d’un désenchantement déchirant. Les chiens aboient derrière David qui continue de faire chialer sa Fender accroissant ce climat anxiogène.
Ces chiens, ces Dogs, ces financiers, ces fantômes de la City qui jouent l’argent des autres, la vie des autres à ce jeu de hasard qu’est la bourse. Ces traders sans âme que la sensibilité rouge de Roger étrille sans ménagements, ces « gamblers » ultra-libéraux nourris aux caresses moites d’une dame de fer en passe d’avaler l’Angleterre et ses ouvriers, ces jeunes loups d’une finance triomphale égotiques et vénaux qui détruisent tout sur leur passage : les autres, les leurs, eux-mêmes.
La charge de Roger se veut sans concessions, outrée, déclamatoire. Tout se fait glacial, acéré. La guitare de Gilmour suit le mouvement, son son se radicalise, se « Punkrockise ». Il remplace sa pédale Fuzz pour la Big Muff, plus agressive, au grain plus dur et au mordant plus nerveux. Son Phaser légendaire est abandonné pour un Flanger plus spectaculaire, plus enveloppant avec la Electric Mistress Pedal. Pete Cornish, le concepteur d’effets, lui fabrique également son premier pedalboard avec ses pédales habituelles (Une Wah-Wah, une pédale de volume, la Binson Echorec, l’Uni-Vibe ou encore une compression). David repense son son et participe – avec Rick Wright – à la mutation, à la glaciation du son Pink Floyd.
Dogs est un joyau froid et grinçant regorgeant de trouvailles inédites et spectaculaires, modelant les textures, déformant les sons, une technologie maîtrisée au service de l’ambiance austère et inquiétante de l’album comme le célèbre Dragged down by the stone qui se transforme en une sirène de sécurité qui permet de faire la liaison entre les différentes parties du morceau et ajoutera du grain au climat malsain et désenchanté du titre.
Des grognements de cochons ouvrent le troisième morceau.
Les porcs s’invitent, discrètement, à pas feutrés, accompagnant un clavier inquiétant et une ligne de basse splendide de Roger avant que Mason ne vienne lancer par un roulement de toms les hostilités. Le rythme se fait lourd, se veut lourd comme les pas serrés des cochons, Waters crache ses diatribes d’une voix écorché, théâtralise son réquisitoire, prend les gens à partie (Margaret Thatcher – même si elle n’est pas citée – se voit traitée de « rat-bag » et de « fucked-up old hag ». Mary Whitehouse qui milita pour les valeurs morales et la promotion de la décence religieuse se voit également interpellée « Hey you Whitehouse, ha ha charade you are« ). Il raille comme un gamin mal élevé les grands de ce monde, criant, riant d’une voix désabusée qui a pourtant perdu toute son innocence. Il montre du doigt, s’attaque frontalement à ces cochons, ces garants du pouvoir et de l’argent. Ceux qui trônent tout en haut écrasant de leur morgue condescendante le petit peuple. Flottant comme sur la superbe pochette de l’album au dessus de ce petit peuple laborieux, entre les deux cheminées fumantes de la Battersea Power Station : allégorie géniale de ces Pigs on the Wings voletant gaiment au dessus d’un peuple engourdi par le travail et la misère.
Gilmour, précieux et essentiel, continue ses expérimentations enrichissant le disque d’ambiance et de constructions inédites. En effet, au milieu du titre, il fera parler ces Pigs, donnant vie aux cochons, fabriquant grâce à une Talkbox branchée à sa Stratocaster une ossature pleine de chair grise et de grognements effrayants. Le solo final que lâche David est un pur joyau de Hard Rock, un morceau de Rock brut qui vient s’écraser sur les pompes italiennes des cochons effarés ; un final en apothéose où le guitariste crache de sa Black strat’ un venin électrique d’une rage et d’une violence encore inédite chez les Floyd.
C’est sous les bêlements idiots de moutons endormis que se termine la fureur électrique gilmourienne, sous cette paisible ignorance que la rage de la six-cordes laisse place au piano électrique et une intro tout en douceur de Wright avant que Roger ne vienne prévenir les innocents Sheep du sort que les chiens leur réserve. Car ce n’est rien d’autre que l’abattoir, cette Valley of steel que décrit Roger qui attend ces moutons naïfs et suiveurs.
Le chant de Roger se fait nerveux, fou, il ironise sur cette quiétude paresseuse de moutons ne voulant pas voir, ne voulant pas comprendre ce qui les attend. Le synthé de Wright se fait à nouveau inquiétant, perturbant accompagné d’un riff de basse splendide de Roger qui écrase le morceau comme la machine hiérarchique écrase cette masse laborieuse de moutons. Roger ne fait pas de cadeaux à ces moutons dociles incapables de réagir, s’en moque, les accuse de paresse intellectuelle, mais la deuxième partie va voir cette masse docile prendre enfin le pas sur les chiens dans un final étrange où c’est par la maîtrise du Karaté (« master the art of karate« ) qu’ils vont vaincre les chiens.
La chanson se termine sur la mort des chiens, ces gardiens du peuple implacables victimes de la vengeance sans pitié (« demented avengers« ) d’une masse amorphe enfin éveillée. Mais attention si les chiens sont morts, si les exploiteurs ne sont plus là, le grand capital lui est toujours là et bien là. Les cochons flottent toujours au dessus de la Battersea Power Station et intiment l’ordre aux moutons victorieux mais terrorisés de ne pas bouger de chez eux et d’être bien obéissants s’ils veulent faire de vieux os (You better stay home/ And do as you’re told/ Get out of the road/ If you want to grow old.)
Animals est terminé. C’est dans la douleur que se clôt ce dixième album studio des Pink Floyd. Fini les chœurs, fini le saxophone chaleureux de Dick Parry, les nappes synthétiques solaires d’un Rick Wright épanoui. Terminé les sons clairs et les envolées atmosphériques d’une Black Strat’ en lévitation sous les doigts libres et sereins d’un Gilmour lumineux. Fini l’empathie et l’intelligence des textes de Roger laissant à l’auditeur le choix de sa propre interprétation, fini le partage des tâches et le droit à la parole pour tous. Le Floyd est dorénavant sous emprise. Waters investit le Floyd, comme on investit une ville en temps de guerre. Il s’octroie tous les postes, toutes les charges. Il s’infiltre dans l’âme du groupe, cette âme collective si patiemment, si savamment construite au fil des ans, des albums ; il s’en empare pour lui tout seul, la vide de sa substantifique moelle et vient en faire le véhicule de luxe de sa mégalomanie. Un véhicule bien trop rapide qui le mènera droit dans le mur.
Il reste dorénavant à savoir si Animals est le dernier album de l’entité Pink Floyd ou le premier album en solitaire de Roger Waters ?
Renaud ZBN
J’avais 18 ans en 1977 et je me souviens de cet album noir et magnifique du Floyd. Cet article est très bien écrit. Chapeau bas.
Merci de ton commentaire cher Max.
D »accord avec toi sur la beauté sombre et désespérée de ce bijou noir.
Dans le genre sombre et désespéré, si tu nous écris un article avec le même talent et la même acuité sur cet autre bijou noir qu’est Tonight’s the Night de Neil Young, je te baise les pieds!
Peut-être le meilleur album de PF… en tout cas le plus « rock ».