En France, on connaît mal Jack Ladder, un autre baryton prodigieux, à la fois désespéré et drôle, venu d’Australie. Son dernier album, Tall Pop Syndrome, particulièrement aimable, et son passage par le Festival de Binic devraient aider à révéler un artiste passionnant.
Pour poser le personnage de Jack Ladder, le mieux est de commencer par dire qu’il concourt dans la catégorie des grands barytons, avec pour modèles déclarés Leonard Cohen et Nick Cave : comme il écrit des textes à la fois sombres et drôles comme le premier, et qu’il est australien comme le second, les références sont évidentes. D’ailleurs Home Alone ressemble à s’y méprendre à une chanson de Nick Cave si ce dernier était fan de Depeche Mode, tandis que Heavy Weight Champion, avec sa plongée dépressive habillée d’électronique simpliste, pourrait être une offtake de I’m your Man du barde canadien.
Cette présentation est bien entendu quelque peu réductrice, car Timothy Kenneth Rogers, de son vrai nom (!), est tout le contraire d’un imitateur, mais a été célébré dans son pays dès 2011 avec son troisième album, Hurtsville, qui a reçu plusieurs récompenses. Le problème de Jack Ladder est que cette reconnaissance critique ne s’est pas accompagnée d’un quelconque succès public, ce qui l’a placé, après l’échec cuisant de son ambitieux Hijack!, dans une situation difficile. Tall Pop Syndrome, son nouvel album, est le résultat direct de l’impasse dans laquelle il s’est retrouvé : il a décidé que son nouveau disque serait 1) ouvertement plus commercial 2) moins coûteux et plus facile à jouer sur scène lors de tournées internationales – toujours un challenge pour les artistes de Down Under.
Et c’est ainsi que nous nous retrouvons avec un disque d’electro pop eighties plutôt squelettique, rempli de mélodies accrocheuses, et interprété en solo, aux claviers et synthés. « Prince is in the house / David Bowie in the house / Leonard Cohen in my house / Little Richard is in the house / Aretha Franklin in the house / Alan Vega in the house… » chante Ladder dans la réjouissante (oui, réjouissante !) ouverture de l’album, célébrant la joie de danser à la maison plutôt que dans l’enfer des bousculades dans les boîtes de nuit surpeuplées. Lovers Used To Love Me est déjà plus classiquement « morose » (« They rip you up like a piece of paper » – Ils te déchirent comme un morceau de papier), ou tout au moins « mélancolique »… mais resplendit grâce à une mélodie magnifique, le plus beau rappel, dans le disque, de la capacité qu’a Ladder d’écrire d’amples chansons lyriques. Game Over revient à l’electro pop sautillante et scintillante, sur laquelle Ladder affronte avec une nonchalance bien feinte la fin de tous les espoirs, de toutes illusions.
Lombard Street ouvre la seconde face de manière très plaisante, sur une mélodie aussi simple qu’efficace et un texte faussement ludique (« There’s a girl dancing naked down on Lombard Street / I wanna be there too » – Il y a une fille qui danse nue dans Lombard Street, je veux y être aussi) mais vraiment à la lisière du cauchemar résigné (« … and a drunk in the alley / I’ll probably end the same » – … et un ivrogne dans la ruelle, je finirai probablement comme ça). I’m Melting, le titre le plus angoissant de l’album, revient du côté tourmenté de Nick Cave, mais évoquera aussi, et heureusement, les roucoulades de crooner de Bryan Ferry. In Hell, en dépit de son titre et de son thème – la pure atrocité de la vie quotidienne (« Everyday you go to work / And you get paid to sit and jerk » – Tous les jours tu vas au boulot / Tu es payé pour rester assis et glander) -, conjure une beauté lumineuse, puis rageuse, qui nous sauve de l’accablement. Co-Dependency Blues conclut Tall Pop Syndrome en forme de bilan lucide (« Honey, I’m not you / and you’re not me » – Chérie, je ne suis pas toi / et tu n’es pas moi) quant à l’impuissance de l’amour : c’est terrible, mais il vaut mieux aller danser, non ? … Même si c’est tout seul dans son salon. Allez, on remet le disque à son début : « Alan Vega is in my house! »
Eric Debarnot