Suivant le point de vue duquel on l’analyse, Crowded Room est soit une superbe réussite, soit une trahison inacceptable d’un sujet qui méritait bien autre chose que ce genre de traitement. Explication (à lire après visionnage, pour ceux qui voudraient conserver toute leur « innocence » !).
Danny Sullivan (Tom Holland) est arrêté par la police après avoir tiré sur la foule en pleine rue, à New York. Une jeune et brillante experte en troubles psychiatriques (Amanda Seyfried) est appelée pour comprendre les motifs de son acte, avant sa comparution devant la justice. The Crowded Room va nous raconter, en dix épisodes, les longs entretiens entre la psychiatre et le jeune délinquant, entrecoupés par des flashbacks illustrant l’enfance puis l’adolescence de ce dernier. Jusqu’à ce « fameux » sixième épisode, Rya, qui agit comme un gigantesque twist sur les téléspectateurs qui n’auraient pas été assez attentifs pour décrypter ce qui se passait dans les cinq épisodes précédents. Ou les téléspectateurs qui n’auraient pas noté dans le (superbe) générique de la mini-série que celle-ci est adaptée du livre The Minds of Billy Milligan, la première personne dans l’histoire des USA à – ATTENTION SPOILER ! – à avoir été acquittée par la justice en raison de trouble dissociatif de l’identité (Source Wikipédia !)…
Il est difficile de comprendre comment deux scénaristes expérimentés comme Akiva Goldsman et Todd Graff, les créateurs de The Crowded Room ont pu imaginer qu’ils pourraient balader leur public, et ce pendant cinq épisodes, dans un mystère dont le générique révèle la teneur, mais ce n’est là que le début des problèmes que pose la mini-série…
L’histoire (vraie) de Billy Milligan est célèbre car il serait la personne chez qui on a pu identifier le plus de personnalités différentes, jusqu’à 24, mais surtout parce que son cas força la psychiatrie US à reconnaître, après des décennies à en nier l’existence, la réalité de cette pathologie. Cette histoire a été narrée dans l’excellent ouvrage – non-fictionnel – de Daniel Keyes (l’auteur du formidable des Fleurs pour Algernon), et a évidemment inspiré des cinéastes, le plus récent étant Shyamalan avec son Split, paradoxalement – en dépit de sa coloration fantastique – assez fidèle à la vérité du personnage : car, comme dans le film, Milligan était un violeur en série, et parmi ses personnalités on comptait en effet un colosse capable de prendre le dessus et de « dérouiller » quiconque menaçait physiquement Billy.
On avait admiré dans Split la performance de James MacAvoy, on en fera de même avec celle, peut-être encore plus bouleversante, de Tom Holland, magistral du début à la fin de la série : on est heureux de voir enfin reconnu le talent d’un jeune acteur jusqu’alors prisonnier de son personnage de Spider-Man, et que sa déjà très bonne interprétation dans Cherry n’avait pas suffit à « révéler ». Mais la très belle idée de The Crowded Room est de matérialiser les diverses personnalités de Danny par des acteurs et actrices apparaissant en alternance avec Holland, le tout monté avec une fluidité assurant la crédibilité des scènes où ils interviennent : on retrouve ici, parmi les personnalités identifiées chez Milligan, un mercenaire yougoslave devenu ici israélien (l’excellent Lior Raz, qu’on ne voit malheureusement pas assez), un roi de l’évasion, un manipulateur, un Anglais ayant un très haut niveau d’éducation (Jason Isaacs, le Lucius Malfoy de Harry Potter), une jeune femme lesbienne (Sasha Lane)… Dans les derniers épisodes de la mini-série, toutes ces personnalités sont figurées vivant ensemble dans une gigantesque grange délabrée aux multiples pièces, dont certaines sont inondées et contiennent les cadavres des personnalités passées et devenues inutiles de Danny : c’est audacieux, et ça ne convaincra peut-être pas tous les téléspectateurs, mais c’est assez brillant comme visualisation d’un phénomène abstrait.
Certains se sont plaint de ce que la mini-série, comme c’est souvent le cas, soit trop longue, en particulier au cours des cinq premiers épisodes d’exposition : il nous semble au contraire que la justesse de l’analyse qui nous est proposée ici résulte de la finesse et de la précision avec lesquelles sont décrits tous les événements-clés de la vie de Danny, nous faisant ressentir profondément les fractures qui se sont produites dans l’esprit de celui-ci, amenant à cette situation mentale catastrophique. Au contraire, on regrettera plutôt que la partie finale, celle du procès, joue sur des ressorts de suspense et d’incrédulité (devant le refus de la mère de témoigner en faveur de son fils, devant le manque d’ouverture d’esprit des institutions face à une pathologie qu’ils refusent d’accepter…) beaucoup plus convenus.
The Crowded Room est donc, on le comprend, une œuvre complexe, subtile dans sa plus grande partie, fascinante et passionnante pour quiconque s’interroge sur la capacité de l’esprit humain à faire face à des situations insupportables. Une réussite totale ? Eh bien, on peut également prendre le point de vue inverse, en accusant Akiva Goldsman et Todd Graff d’avoir totalement trahi l’histoire de Billy Milligan en l’édulcorant à l’extrême. Car le « véritable Danny » était un violeur en série, beaucoup moins inoffensif que le personnage joué par Tom Holland. Car le final de cette histoire n’a pas été aussi heureux dans la réalité, Milligan n’a pas guéri, n’est pas devenu un artiste peintre reconnu : au contraire, son séjour en institution psychiatrique a été une longue suite d’épreuves, voire de tortures pour lui, et après sa libération, il aurait été responsable de plusieurs meurtres ! Cette révision, cette édulcoration d’une réalité beaucoup plus noire – mais également beaucoup plus intéressante, en fait – pour servir une mini-série que la production a certainement voulue moins éprouvante, plus « commerciale », est indiscutablement critiquable.
Le vrai film (ou la série) sur l’incroyable histoire de Billy Milligan reste à faire. Il s’agit d’un projet qui circule à Hollywood depuis près de 30 ans (des noms comme ceux de James Cameron, David Fincher, Brad Pitt, Leonardo DiCaprio y ont été associés à un moment ou à un autre !), jusqu’à présent sans succès. Aurait-on peur des vingt-quatre personnalités de Milligan, ou plutôt de l’abime que leur existence ouvre au milieu de nos certitudes ?
Eric Debarnot