Expérience originale, mêlant concepts narratifs poussés, humour absurde et horreurs glaçantes, les avantages de voyager en train est un film différent de tout ce que l’on voit d’habitude. A ne pas manquer, donc… à condition de ne pas être trop sensible !
L’un des avantages de voyager en train, c’est de pouvoir y faire des rencontres intéressantes. Et, grâce à la durée du voyage, d’avoir tout le temps de se lancer dans une longue conversation avec son voisin de compartiment. Et c’est exactement ce qui arrive à Helga Pato, éditrice, qui retourne à Madrid après avoir interné son mari dans un hôpital psychiatrique après l’avoir trouvé manipulant ses propres excréments avec un bâton. Et en face d’elle s’assied justement l’un des médecins de l’hôpital, Ángel Sanagustín, qui va lui raconter l’étrange cas du schizophrène Martín Urales de Úbeda, accusé d’avoir causé la mort de plusieurs personnes broyées dans des camions poubelles. Mais doit-on croire pour autant tout ce qu’on nous raconte, même si le narrateur est un scientifique des plus sérieux ?
Tiré d’un roman célébré (et jugé inadaptable !) d’Antonio Orejudo Utrilla, le scénario des avantages de voyager en train est très impressionnant : le récit, toujours conduit par un narrateur en voix off, enchâsse différentes strates de fiction (ou de réalité ?) tout en nous prévenant que ce que nous voyons ne doit pas être crû, que différents « filtres » ont été appliqués par les esprits plus ou moins malades qui ont relayé l’histoire. A plusieurs reprises, il nous faudra revenir en arrière, oublier ce que nous venons de voir / d’écouter, pour pouvoir repartir sur un fil narratif un peu plus vraisemblable. Mais comme on le dit à l’un des personnages qui défend le principe cinématographique de la « suspension de l’incrédulité », « la vraisemblance est très surévaluée ». Et on n’en est qu’à la fin du premier chapitre, déjà rempli de comportements abjects jusqu’à l’écœurement. On ne dira rien du second chapitre, qui revient sur l’histoire du couple formé par l’éditrice et le coprophage, ou seulement que ce que nous voyons à l’écran pourra s’avérer particulièrement éprouvant (un film déconseillé aux âmes sensibles ?), sans que Aritz Moreno, le brillant jeune metteur en scène responsable de ce film extrêmement conceptuel, n’ait recours à beaucoup d’images sanglantes ou de scènes choc (il y en a quand même quelques-unes). Et puis arrive le troisième et dernier chapitre, qui apportera aux plus rationnels d’entre nous une résolution satisfaisante des énigmes exposées auparavant… A moins que… ?
Les avantages de voyager en train est sorti en Espagne en 2019, et on peut se demander pourquoi il a mis autant de temps à traverser les Pyrénées, si l’on considère le brio avec lequel Aritz Moreno mélange humour noir, folie absurde et plongées dans la noirceur de l’âme humaine. Car on rit beaucoup devant le film, grâce à des dialogues brillants et à une interprétation de haut niveau de la part toute la troupe d’acteurs, interprétant les personnages de cette sombre comédie humaine : Pilar Castro est particulièrement convaincante, mais il faut souligner que le génial Luis Tosar, mis en avant sur l’affiche, peut-être du fait de sa notoriété en France, n’a pas ici un rôle particulièrement important. Et on frémit tout autant devant les provocations du scénario et le malaise persistant qu’elles provoquent : les distributeurs ont-ils craint que le spectateur français, percevant mal l’humour typiquement espagnol (on pensera par instants à la dernière période de la carrière de Luis Buñuel, entre le charme discret de la bourgeoisie, le fantôme de la liberté et cet obscur objet du désir…), soit surtout incommodé par les situations extrêmes décrites ici, voire dérouté par la construction labyrinthique du film?
Une fois sorti de la salle, ravi par le tour de force narratif auquel on vient d’assister, ou bien définitivement écœuré par la race humaine, on se posera la question du sujet du film : les avantages de voyager en train parle-t-il de la maladie mentale ? S’agit-il avant tout d’une réflexion très poussée sur les rapports entre fiction et réalité, sur le pacte implicite entre le narrateur et son public, qui permettra à l’histoire d’être transmise et reçue ? Un peu de tout cela, sans aucun doute. Mais il s’agit surtout d’un film brillant, dissimulant une grande intelligence derrière ses dérapages terrifiants ou dérangeants.
Eric Debarnot