Laurent Binet, dans un formidable roman épistolaire de 176 lettres, nous plonge dans une intrigue artistico-politico-policière chez les Médicis à Florence au XVIe siècle, on y croise Catherine, Cosimo mais aussi Michel-Ange, Cellini et quelques maniéristes. Érudit, palpitant, édifiant mais aussi éclairant sur les tourments des artistes : sans doute le roman de la rentrée !
Si vous n’avez jamais mis les pieds à Florence, peu de dire que Perspective(s) de Laurent Binet vous incitera à y aller dans les plus brefs délais afin de découvrir l’écrin dans lequel se déroule son roman épistolaire et surtout mieux appréhender les principaux protagonistes de son action. Pour ceux qui ont déjà eu la chance de découvrir la belle cité, son Duomo et le musée des Offices, réjouissez-vous de vous replonger dans le Cinquecento florentin avec en sus l’excitation du lecteur qui veut découvrir ce qui se trame entre les Médicis, Michel-Ange, Vasari, Bronzino, Cellini, quelques autres et surtout comprendre pourquoi a-t-on assassiné le vieux peintre Pontorno qui s’épuisait depuis 10 ans à terminer les fresques de San Lorenzo (une commande des Médicis) ?
Dès les premières pages de Perspective(s), tout est fait pour émoustiller l’attention du lecteur, on y trouve ainsi un plan manuscrit de Florence (avec les principaux lieux de l’intrigue) ainsi qu’une carte de l’Italie figurant les forces en présence entre 1556 et 1557… cela ne peut pas faire de mal vu qu’on peut rapidement se perdre entre les alliés d’Henri II de France (mari de Catherine de M.), son opposant Philippe II d’Espagne et les papistes. L’autre bonne idée est de lister, en préambule, tous les correspondants qui vont s’échanger des courriers, en nous informant de qui ils sont (et quelles interactions ils ont entre eux)… bref la boite de Cluedo est prête : le jeu littéraire, historique et policier peut commencer.
J’allais oublier de mentionner la préface d’un mystérieux B. qui nous explique la provenance de ce lot de lettres : « je visitais la Toscane, il y a quelques années, et tandis que je furetais dans une échoppe d’Arezzo, en quête d’un petit souvenir à ramener en France pour mes amis, au lieu de quelque statuette étrusque, un antiquaire manchot me fit offrir à vendre un ensemble de vieilles lettres jaunies par le temps. ». A mieux y réfléchir, le mystérieux B., après avoir mis 3 ans à traduire cette correpondance, nous révèle peut-être un sale fait divers artistico-politique à la cour des Medicis avec tous les « people » qui comptaient à l’époque… qui sait ?
Quelle est cette histoire glauque qu’on nous révèle enfin aujourd’hui ? Tout commence par la découverte du corps de Jacopo de Pontormo, un ciseau planté dans le cœur, le 2 janvier 1557 dans la basilique San Lorenzo, il en réalisait les fresques. Une des principales qualités de Perspective(s) est d’habilement mêler le réel et ce que Laurent Binet tisse autour de celui-ci (une des pattes de l’auteur puisqu’il avait procédé de même avec Roland Barthes dans La Septième Fonction du langage). Ainsi, comme pour tous les protagonistes épistolaires du roman, quand on vérifie la biographie de Jacopo de Pontormo, on nous dit que la date de sa mort est incertaine mais que cela se situe le 2 janvier 1557 et que ce dernier a laissé un énigmatique journal (source Wikipédia) dont l’auteur nous donne des extraits (pas des plus reluisants), bref tout est fait pour perdre le lecteur entre réel et imaginaire… tout à fait délicieux.
Au-delà de la mort de ce maniériste florentin, plus épineux pour la famille Médicis est le fait qu’on découvre chez le vieux peintre un tableau de Vénus et Cupidon maquillé ou « en lieu et place du visage de Venus, Jacopo avait substitué celui de la fille ainée du Duc, mademoiselle Maria de Médicis. ». Si je peux me permettre cette recontextualisation et pour ceux qui n’auraient pas compris : nous pouvons dire que le monsieur avait fabriqué une « sextape » à la mode Cinquecento-florentin…
Cosimo de Médicis (très énervé) qui souhaite marier sa fille afin de créer des alliances politiques va mandater Giorgo Vasari (vrai précurseur de l’Histoire de l’art avec Vies des plus excellents peintres, sculpteurs et architectes) afin de mener l’enquête. Nous allons donc suivre dans les 176 lettres (soit une de plus que Les Liaisons dangereuses), les échanges qui vont nous permettre d’élucider ces deux sombres affaires et cela fonctionne à merveille. Comme rien n’est jamais simple : certains correspondants, dont Catherine de Médicis qui ne porte guère son frère, Cosimo, dans son cœur va tenter de manœuvrer en instrumentalisant sa jeune nièce Marie de Médicis… Laurent Binet ne fait rien pour améliorer la réputation post-mortem de cette pauvre Catherine…
Perspective(s), par sa forme épistolaire, nous aide à mieux cerner les motivations profondes des différents protagonistes, mieux connaître leurs états d’âme, leurs travers, ainsi Michel Ange qui avoue : « qu’y a-t-il de plus horrible que de peindre à fresque ? On passe la journée le cou tordu la tête à l’envers, dix ou quinze pieds au-dessus du sol, à manier le pinceau comme on peut avant que l’enduit ait séché, sans quoi il faut tout recommencer. » ou Catherine de Médicis conseillant sa nièce en fâcheuse posture : « L’honneur repose uniquement sur l’estime du monde, et c’est pourquoi une femme doit user de son talent pour empêcher qu’on débite des histoires sur son compte : l’honneur, en effet, ne consiste pas à faire ou ne pas faire mais à donner de soi une idée avantageuse ou non. »
Il n’y a pas que des gens riches et célèbres dans Perspective(s), on suit aussi les pérégrinations de Marco Moro, ouvrier, broyeur de couleurs, Laurent Binet, s’autorise par ce biais à donner un autre éclairage de la Florence des Medicis, celle des exploités dont la vie ne pesait pas lourd. Deux autres personnages sortent également du lot, deux nonnes, Plautilla Nelli et Catherine Ricci, que nous qualifierons de bien réacs (on disait savoranolistes à l’époque), comme la majorité des correspondants, elles aussi auront une postérité. N’oublions pas Giambattista Naldini (un nom à jouer à la Fiorentina), assistant de de Pontorno, qui est tout sauf recommandable.
Limiter Perspective(s) à « un roman policier avec une énigme, un lieu clos, des indices et des conjectures » comme présenté dans le dossier de presse c’est oublier les autres enjeux de ce livre, notamment ses éclairages sur l’art, la relation avec les mécènes, le questionnement des artistes, les modes picturales, le poids de la religion, le contexte historique, le rôle des soutiers et autres assistants des artistes majeurs de l’époque, problématiques sans doute toujours d’actualité d’ailleurs.
Serez-vous déçu par la résolution de l’intrigue ? Que nenni : elle est brillantissime, inattendue et l’argumentaire qui l’accompagne (dans une très belle lettre) est poignant.
Au risque de me répéter, cela sera sans doute un des romans de la rentrée qui ne manquera pas de séduire le plus grand nombre par son érudition, sa structure, sa fantaisie et sa portée.
Éric ATTIC