En traduisant scrupuleusement en film les minutes d’un interrogatoire du FBI, Tina Satter nous offre avec Reality un film qui est à la fois un thriller angoissant et une peinture accablante des pires travers du système politico-policier des Etats-Unis.
Une jeune femme américaine ordinaire rentre chez elle après sa journée de travail et avoir fait ses courses. Deux agents du FBI l’attendent devant sa maison, et l’informent qu’ils ont un mandat de perquisition la concernant. Puis rapidement, une escouade impressionnante d’agents débarquent, et la vie de Reality – c’est son nom – va basculer, au fil d’un interrogatoire d’un peu plus d’une heure…
Personne en France, ou presque, ne sait qui est Reality Winner (oui, c’est son véritable nom, et évidemment, c’est un très beau nom – symbolique – et un très beau titre de film), et cette ignorance des faits confère au film de Tina Satter un aspect de thriller qui en augmente encore l’efficacité : le spectateur va découvrir peu à peu de quoi il retourne, alors que les informations sont dispensées au compte-gouttes par les agents du FBI, professionnels de la manipulation et des technique d’intimidation. Et que les réponses de Reality révèlent progressivement que l’apparente franchise de la jeune femme dissimule « autre chose ». En attendant, les questions se multiplient : pourquoi Reality réagit-elle aussi calmement face au déploiement de force du FBI ? Que cherchent réellement les enquêteurs ? Qui est donc Reality Winner ?
Reality était à l’origine une pièce de théâtre, construite par Satter sur les transcriptions exactes (au mot près, au bafouillement près…) de ce fameux interrogatoire. Puis est devenu un téléfilm. Téléfilm qui, vu ses qualités, est donc diffusé en salles, et recueille des louanges un peu partout dans le monde, tant pour sa mise en scène originale que pour l’interprétation remarquable de Sydney Sweeney (surtout connue en France comme la « jolie fille » de Euphoria ou de The White Lotus).
L’idée forte de Tina Satter est d’inscrire dans la forme du film sa nature de retranscription d’un document officiel, en insérant des images du rapport écrit, du déroulement de l’enregistrement audio, des photographies de la véritable Reality récupérées des réseaux sociaux, et même de simuler les passages « redacted » (caviardés, en français) par des ruptures sonores et la disparition soudaine des personnages de l’image. Ces « artifices » – qui peuvent irriter à la longue, sans aucun doute – contrebalancent – et en même temps renforcent – le réalisme du film, tenant à la qualité du jeu des acteurs et de la mise en scène minimaliste d’un film consistant à 95% en une longue conversation entre trois personnes, d’abord debout à l’extérieur de la maison de la jeune femme, puis debout – encore – dans une pièce inoccupée au fond de cette maison, un lieu a priori anodin et devenant rapidement anxiogène, grâce à la manière dont les protagonistes sont filmés.
La première partie de Reality est sans doute la plus impressionnante : cette longue introduction où les protagonistes mettent en place les conditions de leur affrontement à venir derrière des dialogues anodins, futiles, frôlant l’absurde, devient de plus en plus angoissante, irritante, permettant au film d’intriguer et de stresser le spectateur, tout en mettant en place l’espèce de régime de « terreur douce » que les agents du FBI utiliseront pour faire parler leur suspecte. Cela n’a sans doute pas été assez mentionné, mais Josh Hamilton, qui joue le « lead investigator » est parfaitement admirable lui aussi, rapidement terrifiant de fausse empathie, de décontraction simulée, prédateur implacable ne laissant aucune issue à sa victime.
Au fur et à mesure que se dévoile « la faute » de Reality, le point de vue du spectateur change sur la jeune femme, devient moins compatissant, jusqu’à un dernier « retournement » qui conclut le film par les images du lynchage médiatique de Reality Winner par les « patriotes » américains remplis de haine. On reproche parfois à Satter cette conclusion du film, qui met les points sur les « i » de manière assez lourde après une heure et vingt minutes qui ont été, elles, très subtiles : on peut au contraire juger qu’il était important de contextualiser – de politiser aussi – ce que Reality nous a montré, c’est-à-dire la manière dont le système politico-policier US cesse d’être démocratique sous la pression hystérique du nationalisme et de la paranoïa générale. Et dont cette machine broie implacablement – et vicieusement – les citoyens qui osent douter de leurs institutions.
C’est terrifiant.
Eric Debarnot