Marquant le retour de Will Oldham, Keeping Secrets Will Destroy You est une merveille de noirceur et de sérénité, à la fois. Intimiste et souvent bouleversant, voici un album qui chasse courageusement les quelques rayons de lumière qui transpercent le ciel noir.
On ne parle pas assez souvent de Will Oldham, qui après une entrée en matière ravageuse au début des années 90, s’était immédiatement positionné comme l’une voix des voix les plus importantes du nouveau folk US (ce qu’on a appelé depuis de « l’indie folk », comme si le folk avait une autre alternative que de survivre loin du commerce, que d’être indépendant). Peut-être que ses changements réguliers de nom de scène (Palace / Palace Bros et Palace Music, puis en alternance Will Oldham et Bonnie ‘Prince’ Billy) au fil d’une discographie proliférant déraisonnablement ont fini par décourager les amateurs. Ou peut-être qu’à force d’être dans une sorte d’austérité esthétique et morale, il s’est trouvé étiqueté comme un mec vaguement ennuyeux, « vieux avant l’âge », anathème ultime à une époque où tout doit être immédiat, « fun », excitant et surtout jeune !
Keeping Secrets Will Destroy You, son nouvel album, apparaît presque par surprise après un break de 4 ans – même si entre temps, le stakhanoviste ne s’est pas vraiment calmé, avec une coopération avec Matt Sweeney (Superwolves) et une autre avec Bill Callahan (Blind Date Party). Rien n’a fondamentalement changé chez Bonnie ‘Prince’ Billy : sa musique reste largement intimiste, introspective, portée par une orchestration acoustique dépouillée. Sa voix est toujours aussi émouvante, proche de nous comme celle d’un vieil ami de la famille, avec lequel nous avons grandi, puis mûri, puis vieilli… doucement.
Pourtant l’ouverture de l’album, Like It or Not, laisse présager un disque plus combatif, voire provocateur comme l’était Cohen lors de sa meilleure période. Le texte de la chanson ne nous ménage pas, dispensant une noirceur pré-apocalyptique, décapante, d’un cynisme inhabituel pour Oldham : « (Like it or not) I’m singing destruction / (Like it or not) I’m happy today / (Rise up and) Remember your golden instruction / The end of the world isn’t going away » (Qu’on le veuille ou non) Je chante la destruction / (Qu’on le veuille ou non) Je suis heureux aujourd’hui / (Lève-toi et) Souviens-toi de ton éducation en or / La fin du monde ne va pas disparaître). La chanson est formidablement jouissive, mais reste une exception dans un album qui préfère, pour le reste, nous prendre par la douceur, même si c’est pour continuer à nous conter des histoires très noires.
Un peu plus loin, Oldham retournera vers la noirceur, vers l’enfer avec le bien nommé Trees Of Hell, autre titre impressionnant, à la lisière de la littérature fantastique, horrifique même : « One tree ripped my stomach out, one branch tore my eyes out / Blowing leaves whipped and tore the skin from off my back / … / Satan did a dance with me and I danced right along / Maybe somewhat purged I’ll be by making up this song » (Un arbre m’a arraché le ventre, une branche m’a arraché les yeux / Des feuilles dans le vent ont fouetté et arraché la peau de mon dos / … / Satan a dansé avec moi et j’ai dansé avec lui / Peut-être que je serai un peu purgé en écrivant cette chanson). Ecrire de la musique pour échapper à l’enfer, tout un programme qu’on associe plutôt aux chanteurs rock gothique, mais qui définit parfaitement – même si c’est paradoxal – le travail de salut personnel et de salut public d’Oldham.
Soyez néanmoins prévenus : pas de batterie, pas d’électricité pendant les trois quarts d’heure que dure Keeping Secrets Will Destroy You, juste quelques voix féminines, un soupçon de cuivres, pas mal de violon antédiluvien (pardon, intemporel…), et surtout des arpèges de guitare acoustique qui illustrent parfaitement tous « les degrés de gris » d’une existence largement dédiée au combat contre les désastres inévitables qui nous accablent. Ce qui ne veut pas dire – au contraire même – que cet album soit déprimant. Il est plutôt une sorte de manuel de survie, et donne souvent envie de danser tant est précieux ce bonheur de vivre, quand même : la chanson folk des plus classiques qu’est Behold Be Held! réjouira ceux qui regrettent la rareté d’une certaine qualité de songwriting artisanal ; Bananas a la suavité apaisante d’une vieille chanson de Simon & Garfunkel ; mais c’est la comptine de Queens Of Sorrow qui pourrait bien concourir comme l’une des chansons les plus sublimes, les plus aspirationnelles de 2023, et on est prêt à parier que, une fois que vous l’aurez découverte, vous aurez envie de l’écouter chaque jour… S’ensuit un Crazy Blue Bells qui nous paraît être du niveau des grandes chansons de Leonard Cohen, dégageant le même genre d’émotion très intime, et de lyrisme parfaitement tenu.
Et la dernière valse lente de Good Morning, Popocatépetl, enfonce le dernier clou : ce n’est pas parce que nous chutons, encore et encore, sur le chemin de la vie, que nous ne nous relevons pas encore et encore, chaque matin, pour accueillir le soleil de ce qui pourrait être la dernière journée de notre vie. Ou du monde. « Good morning, Popocatépetl / How do you ? how do you ? »
Eric Debarnot