Ce vendredi à Rock en Seine, nombreux étaient les fans de Placebo, mais comme on pouvait s’y attendre, ce qui s’est passé de vraiment intéressant a eu lieu sur la Scène de la Cascade, entre un set terrifiant et stimulant de Fever Ray et une démonstration de générosité déjantée des irremplaçables Viagra Boys…
On peut toujours se plaindre que Rock en Seine n’a pas retrouvé son éclat des grandes années, mais reconnaissons au moins que l’erreur du « golden pit » de l’année dernière a été corrigée (l’honneur est sauf !) et que la programmation 2023, même si elle comporte son lot d’artistes qu’on a du mal à relier au mot « Rock », même au sens large, offre de jolies surprises, découvertes et opportunités de voir des gens peu vus sur les scènes françaises. Et puis la canicule de ces dernières semaines a pris fin, sans que la pluie annoncée ne se manifeste : des conditions idéales donc pour arpenter de long en large le Parc de Saint-Cloud, et dans une ambiance bon enfant.
15h35 : alors que la fosse de la Grande Scène est déjà prise d’assaut par les passionnés de Placebo qui ne veulent pas perdre une miette du set de leur idole Brian Molko près de 8 heures plus tard, la journée du vendredi débute avec la jeune Upsahl (24 ans), qu’on nous catalogue « indie rock ». Nous avons fait l’expérience et n’avons pas repéré beaucoup de « rock » dans ce set largement pré-enregistré sur lequel se greffent une batterie rachitique et une guitare électrique débordante mais surtout riche en clichés. La voix de Taylor Upsahl est belle, mais surchargée d’effets, et elle l’utilise surtout pour rapper plutôt que pour chanter, ce qui est un peu dommage. On appréciera la reprise du That’s Not My Name des Ting Tings, seul moment un peu rock du set, en fait. Quant à être « indie », c’est encore plus illusoire, à moins qu’on considère que lever le majeur, ou encore chanter son amour des drogues – sur le premier hit de la demoiselle, Drugs – soit une courageuse déclaration d’indépendance. Tout cela n’est guère brillant ! Et qu’est-ce que les fans de Placebo doivent en penser autour de nous, nous n’osons pas l’imaginer…
16h15 : nous filons rapidement à la Scène de la Cascade pour être bien placés pour Turnstile, l’un des beaux noms de ce vendredi. Ce que nous aimons chez les jeunes Américains de Turnstile, c’est leur singularité par rapport à un punk hardcore US qui a tendance à tourner en rond, leur capacité à proposer des charades pop déstructurées et des intervalles planants au milieu des hymnes brutales, plus consensuelles et évidentes. Et leur set, très plaisant – sans même mentionner la joie que dégagent les musiciens et leur goût évident du partage -, consacré dans sa quasi-totalité aux morceaux de leur album de 2021, Glow On, répondra à nos attentes. Ceci dit, les passages bruitistes entre les morceaux semblent parfois aussi longs que les morceaux eux-mêmes, ce qui nuit à l’efficacité du set, sacrifiée en faveur de la fantaisie. On n’aimera pas beaucoup le long solo de batterie peu inspiré qui interrompt le concert en pleine course, mais, heureusement, il marque le départ d’une seconde partie généreuse en morceaux aimés du public, comme BLACKOUT et ALIEN LOVE CALL. Le final sur leur tube HOLIDAY sera puissant, et puis tout le groupe descend à la barrière pour serrer les pognes, distribuer setlists et médiators : des jeunes gens bien sympathiques… A noter, pour les admirateurs de Boygenius, qui joueront plus tard sur la Grande Scène, que Julien Baker fera une courte apparition – courte, mais déchaînée – pour chanter sur UNDERWATER BOI…
18h40 : l’ami Sebastian nous paraît d’un coup bien fatigué pendant la balance, même s’il semble avoir perdu un peu de poids (l’intoxication alimentaire qui a privé la Route du Rock des Viagra Boys ?). On s’inquiète un peu, mais ce sera pour rien, Sebastian va assurer très professionnellement le set d’une heure prévu. Rappelons aux gens distraits, ou qui ont passé les trois dernières années sur une autre planète, que Viagra Boys sont l’une des meilleures choses qui soient arrivées au Rock durant cette décennie, nous offrant des albums impeccables et des live acharnés. Ils constituent a priori, même si les fans de Placebo ne seront évidemment pas d’accord, LE point fort de ce vendredi. Et leur set ne nous décevra pas… même si l’on n’atteindra pas l’intensité de leurs deux derniers passages parisiens à l’Elysée Montmartre, puis au Bataclan.
Ce set sera logiquement plus resserré sur le versant post-punk de leur musique, plus « direct », avec moins de ces grands moments de délire free jazz qui sont si caractéristiques. Ça n’empêchera pas qu’on s’éclate avec cette troupe aussi joviale qu’éclectique sur des merveilles comme Ain’t No Thief, Ain’t Nice ou un Sports toujours d’une irrésistible dinguerie. Sebastian, caressant amoureusement son bide magnifiquement tatoué, plaisantera sur son amour de Paris (avec un texte en français absurde lu sur son smartphone), et ne sera pas avare en grands sourires complices aux premiers rangs : il est visiblement joyeux, son coup de barre de la balance oublié. Bien entendu, dans la fosse, les slammers n’ont pas arrêté pendant une heure, donnant un gros boulot au service d’ordre : on avait enfin le sentiment d’être à un vrai festival de Rock, comme il y en a de moins en moins. Merci aux Viagra Boys, de simplement exister !
19h40 : il y a un trou dans notre programme idéal de la journée, profitons-en pour aller à la Scène du Bosquet pour découvrir Silly Boy Blue, c’est à dire la Nantaise Ana Benabdelkarim, fan de Bowie (d’où son nom de scène, inspiré d’une early song de David Jones). Toute vêtue de noir et apparaissant derrière un gros cœur également noir, elle est accompagnée d’un trio de musiciens vêtus de blanc : une image soignée pour une musique lyrique, où les claviers ont la part belle, mais pas follement originale. Ses titres évoquent les années 80 et les chansons à la fois spectaculaires et à haute intensité émotionnelle que l’on aimait à cette époque-là. Ana a une voix magnifique qui nous change de l’école française des chanteuses aphones ou enfantines, mais elle n’hésite pas à aller dans la surenchère. Affirmant et exposant des émotions fortes – sa joie immense s’être ici, les sentiments amoureux qu’elle chante – Ana est dans un désir d’offrir et d’être aimée en retour qui séduira les uns mais irritera les autres, d’autant que sa musique vise à une certaine perfection formelle dans un lyrisme superlatif qui fatigue, à la longue. Reconnaissons que le public devant la scène était très enthousiaste, notre réserve vient sans doute de notre impatience de traverser la place pour aller rejoindre le metal punk rock extrémiste de Pogo Car Crash Control…
20h40 : Nous voilà devant la Scène Firestone, et il n’y aura cette fois pas de surprise, pas de déception avec Pogo Car Crash Control, qui joueront à fond la caisse pendant 35 minutes leur punk rock qui a maintenant définitivement viré au metal. Depuis Aluminium en entrée, le set est en large partie consacré au dernier album, Fréquence Violence. On apprécie l’usage de la langue française chez P3C, même si, en live, on est bien en peine de comprendre les vocaux dans le chant hurlé. Peu importe car ils remportent la palme du groupe qui a joué le plus dur de ce vendredi. Le pogo est infernal dans le moshpit, le headbanging ininterrompu, et la star de la basse, Lola Frichet, met le feu à chacune de ses interventions. A la fin, le guitariste part sur une vraie planche de surf – heureusement dépourvue de son aileron ! – à l’assaut du public extatique. Ah oui, et n’oublions jamais : more women on stage !
21h50 : Retour à la Scène de la Cascade pour Fever Ray, dont nous sommes fans depuis la découverte de l’incroyable If I Had a Heart en 2009 (presque quinze ans déjà !), mais que nous n’avons jamais vue encore sur scène. Fever Ray, c’est la Suédoise Karin Dreijer, que l’on décrira pour simplifier comme une sorte de Björk en bien dérangée et provocatrice (il faut voir le look effrayant qu’elle s’est fait pour son dernier album, Radical Romantics !).
Dès l’entrée sur scène de Karin, avec les deux chanteuses qui l’accompagnent – au premier plan comme elle – et les deux musiciennes en arrière-plan (une batteuse et une claviériste / multi-instrumentiste), c’est le choc esthétique. Karen a des cheveux, certes, mais sa coupe courte est arrangée en cornes diaboliques, et son visage porte cet étrange maquillage de zombie de la pochette de l’album. Elle a revêtu un ample costume blanc qui lui confère une allure androgyne, et grimace en chantant de manière littéralement effrayante. Tout le monde sur scène est ainsi habillé de manière très euh… créative, la palme revenant au grand chapeau nuage / champignon lumineux de la multi-instrumentiste.
Mais tout ça ne serait que décorum – qui risquerait d’être grotesque – s’il n’y avait la musique, stupéfiante : une électronique déconstruite, qui rappelle les travaux expérimentaux de Nine Inch Nails (d’ailleurs Trent Reznor a co-produit Radical Romantics), mais où la violence aurait été substituée par une sorte de menace sourde, asphyxiante, terrifiante par moments. Avec les voix venimeuses – ou vénéneuses ? – magnifiques, même si largement retraitées électroniquement, les basses puissantes qui remuent les tripes, les rythmiques tribales, et les mélodies régulièrement envoûtantes, on est perdu, on ne sait plus ce qu’on aime le plus, ce qui nous stupéfait le plus.
Au-delà de la musique, le spectacle est total : lumières parfaites, son extraordinaire de précision et de clarté, chorégraphies inspirées – jouant quand même systématiquement dans le registre du tourment, voire de l’épouvante. Durant une heure, on aura eu le sentiment d’être confronté à cinq créatures mythologiques, se livrant à des rituels incompréhensibles, générant autant de malaise que de fascination. Et puis quand, sur la dernière partie du set, le rythme s’intensifie, frôlant la transe techno, ça devient physiquement irrésistible : extraordinaire, tout simplement…
… Et oui, elles ont joué If I Had A Heart en tout dernier titre… même si, sur le coup, honte à nous, nous ne l’avons pas reconnu !
Après cette claque, il était physiquement impossible de s’arrêter devant la Grande Scène où Placebo avait commencé à dérouler un set qui sonnait complètement dépassé par rapport à ce qu’on venait de vivre. Mieux valait s’enfoncer dans la nuit, même avec le sentiment d’être suivi par une horde de vampires hululant…
Texte : Eric Debarnot
Photos : Robert Gil (Upsahl / Turnstile / Viagra Boys / Silly Boy Blue / Fever Ray) / Eric Debarnot (Pogo Car Crash Control)
il fallait rester jusqu’à la fin du concert de Fever Ray, elles ont joué If I had a heart en dernier morceau !
Je suis resté jusqu’à la fin ! Tu ne vas pas me croire, mais j’en avais l’impression (ça faisait des années que je ne l’avais pas entendu, n’étant pas fan de Vikings), et ensuite je ne l’ai pas vu sur la setlist. Je vais corrigé cette erreur impardonnable, et je te remercie beaucoup…