Quatrième roman de Jérémy Fel, Malgré toute ma rage résonne comme une déflagration au cœur de cette rentrée littéraire 2023. L’auteur se confronte au mal sous toutes ses formes et nous propose une expérience de lecture unique et radicale.
Au terme des 500 pages qui composent Malgré toute ma rage, le quatrième roman de Jérémy Fel – 500 pages lues d’une traite ou presque – on doit avouer être saisi d’un certain vertige. Comment trouver les mots pour rendre compte d’une telle expérience de lecture ? Pourtant, on pensait que la lecture des précédents livres de l’auteur nous avait préparés. Les formidables Les Loups à leur porte (2015), Héléna (2018) et Nous sommes les chasseurs (2021) établissaient déjà clairement le projet littéraire de Jérémy Fel : se confronter purement et simplement au mal, l’aborder frontalement pour essayer de le comprendre. Ces romans nous avaient déjà bousculés, heurtés parfois. Mais Malgré toute ma rage va tellement loin dans cette exploration du mal que l’on ne peut que ressortir totalement bouleversé et abasourdi de cette lecture. Essayons de néanmoins de mettre des mots sur le maelström d’émotions provoqué par ce très grand roman.
Après un court prologue – quatre pages d’un violence absolue –, Malgré toute ma rage s’ouvre par un assez long chapitre dont la narration est confiée à Chloé. Cette jeune parisienne à peine majeure vient d’arriver au Cap, en Afrique du Sud, pour y passer quelques jours de vacances avec trois amies, Manon, Thaïs et Juliette. Sans parents pour les chaperonner, les quatre jeunes femmes sont bien décidées à profiter d’une liberté inespérée. Mais le rêve vire bientôt au cauchemar lorsque l’une d’entre elles est enlevée et sauvagement assassinée.
Jérémy Fel va ensuite confier la narration à six autres personnages qui, après Chloé, prendront successivement en charge le récit afin de nous permettre de cerner les conséquences mais aussi les causes de cet acte d’une indicible cruauté. On découvre ainsi, au fur et à mesure d’un roman qui s’apparente parfois à une véritable tragédie grecque, que les différents personnages cachent tous de terribles secrets qui ne se dévoileront que progressivement. Tous sont assaillis par d’effrayants cauchemars que Jérémy Fel recompose avec une implacable précision et qui permettent de pleinement saisir l’enjeu majeur du roman : l’exploration de l’âme humaine pour essayer d’y déceler les origines du mal.
On l’aura compris, Malgré toute ma rage n’est pas un roman qui cherche à séduire le lecteur. Si la narration est d’une parfaite fluidité, les explosions de violence et les scènes choquantes se succèdent. Mais que l’on ne s’y trompe pas : il n’y a ici aucune complaisance. Jérémy Fel s’inscrit plutôt dans la lignée d’auteurs qui, comme lui, décrivent la violence pour mieux l’exorciser. On pense bien sûr à Stephen King, même si son influence est ici moins évidente que dans Les Loups à leur porte, mais aussi et surtout à Bret Easton Ellis ou à un cinéaste comme David Lynch. Ces références (et bien d’autres), assumées par l’auteur, sont d’ailleurs explicitement citées dans ce roman : ici, un personnage lit Shining, là un autre regarde Twin Peaks. A l’instar de ces artistes, Jérémy Fel évoque donc le mal pour nous inciter à nous y confronter nous-mêmes. Autrement dit, il nous oblige à nous interroger sur la violence et sur la cruauté que chaque individu recèle en lui. Cette idée traverse d’ailleurs toute son œuvre et c’est sans doute pourquoi la plupart des personnages de Malgré toute ma rage ne sont jamais dépeints comme des monstres absolus. Ils commettent des actes monstrueux, c’est une certitude, mais ce sont des hommes et des femmes qui, au détour de certaines pages, peuvent aussi nous émouvoir. Et c’est peut-être ce qu’il y a de plus effrayant ici.
Il convient aussi de souligner le regard acéré que l’auteur porte sur les sociétés qu’il décrit. Les passages qui se déroulent en Afrique du Sud soulignent évidemment les profondes inégalités et la violence qui agitent encore une nation rongée par le racisme. Quant aux pages qui se déroulent à Paris, elles sont l’occasion d’une satire très féroce du monde de l’édition.
On lit donc Malgré toute la rage les yeux écarquillés par l’effroi, et ce jusqu’à la toute dernière ligne. L’ultime page refermée, des scènes restent gravées dans notre mémoire et l’on sait, avec une certitude absolue, que cette confrontation avec le mal imposera plusieurs relectures. En d’autres termes, on va reprendre notre souffle, laisser passer quelques mois, avant de repartir au Cap avec Chloé et les autres.
Grégory Seyer