Les Suédois bicolores sortent enfin leur premier album en onze ans. The Death of Randy Fitzsimmons, dont le titre officialise le décès d’un mentor, voudrait célébrer la vie terrestre. Jadis champions du pied de nez avec orteils dans la prise, les Hives savent-ils toujours nous électrifier après tant d’années ?
Michael Stipe disait, en parlant des New York Dolls, qu’une de leurs qualités les plus singulières était de « savoir exagérer une chanson, d’en faire des tonnes jusqu’à sonner très crade. » A l’orée des années 2000, aucun groupe n’avait repris ce flambeau avec autant de panache que les Hives. À l’heure où White Stripes et Black Keys se partageaient le blues, où Strokes et Kills redoraient le blason new-yorkais, les Hives se démarquaient par leur sens de l’hyperbole débridée et du fun sans retenue. Selon la légende, un certain Randy Fitzsimmons aurait parrainé l’ascension du quintette formé autour de deux frangins, le chanteur Howlin’ Pelle Almqvist et le guitariste Nicholas Arson. C’est également Fitzsimmons qui signe les chansons et le groupe souligne régulièrement l’importance de son implication, même si une recherche plus pointue révèle que le patronyme est officiellement déposé par… Arson. Canular ? Disons que c’est plus un symptôme que la cause, car les Hives font partie de ces trop rares entités rock à n’avoir jamais eu peur du ridicule. Au contraire, ils ont l’air d’adorer ça. Leur garage punk goguenard et tapageur, inauguré en 1997 avec les vingt-sept minutes de Barely Legal, est peut-être le plus enthousiasmant successeur des Dolls. Le son d’une bande de grandes gueules rusées et rigolardes, détournant les clichés rock des fifties et sixties pour talocher le public moderne.
La recette est la suivante : prenez un uniforme de costards noir et blanc, un peu comme des Ramones version cocktail bar ; préparez des refrains pub rock bien braillards ; saupoudrez de riffs où se mêlent Sonics, Saints, Stones et Stooges ; dégustez le plus vite possible, avant que ça ne vous pète au nez. Ou pas. Avec un single comme Tick Tick Boom, la détonation fait partie du jeu, car les Hives aiment rigoler aussi fort que leurs amplis. Un pari tenu de bout en bout. Même si le Black and White Album (2007) et Lex Hives (2012) semblaient plus calibrés que ce qui avait précédé, on y trouvait des choses comme Try It Again, Come On!, Go Right Ahead, You Got It All Wrong, Wait a Minute, Patrolling Days, Take Back the Toys ou Tick Tick Boom, justement. Des chansons pétaradantes et bravaches, dégoupillées sans avertissement, à la manière des explosions ponctuant les gags de Tex Avery. D’ailleurs, si les cinq ans écoulés entre ces deux albums avait parus longs, le suivant allait mettre plus d’une décennie à voir le jour. Dans l’intervalle, les Hives sont restés une force de la nature sur les planches avec leur son gigantesque, leur frontman tordant et leur enthousiasme toujours aussi contagieux. Les années 2010 furent marquées par de jolis singles (Blood Red Moon, I’m Alive, Good Samaritan) et par des départs au sein du groupe. Après Dr Matt Destruction, bassiste retraité en 2013 pour des raisons de santé, c’est au tour de Randy Fitzsimmons de faire ses adieux, puisque son décès intitule ce nouvel opus.
La promotion de l’album repose sur un communiqué qui a le mérite d’aller à l’essentiel. « Nous avions quitté notre trône pendant une décennie, juste pour prouver que nous pouvions le faire. Personne n’a pris notre place, alors nous nous sommes assis à nouveau. Si vous pensez être numéro un, préparez-vous à être numéro deux, car nous sommes de retour ! » Fort de cette mise en garde aux allures de pousse-au-crime, on lance l’écoute, et, dès la première minute, une prise de conscience s’impose. En 2023, on trouvera très difficilement une ouverture plus explosive que Bogus Operandi, l’un des singles électriques les plus jouissifs de l’année en cours. Un truc énorme, bourrin et malicieux à la fois, comme si Dr Feelgood s’étaient mis au métal scandinave. Le son des Hives, parfois très lo-fi et délibérément dépouillé, s’épanouit dans des nappes de fuzz vrombissantes qui se marient parfaitement à la voix épaissie de Pelle. Est-ce un hasard si le phrasé du chanteur évoque de plus en plus David Johansen ? L’influence des Poupées de New York est évidente sur Rigor Mortis Radio, avec ses claps glam et son beat bien massif, mais surtout sur Crash Into the Weekend, bande-son idéale d’un vendredi soir en décapotable, qu’on jurerait tirée du catalogue de Johansen et Thunders.
Histoire de rassurer les partisans du punk à fond les ballons, Trapdoor Solution balance une minute de tempo hardcore avant d’embrayer sur Countdown to Shutdown, second single qui dépoussière le compte à rebours de Tick Tick Boom pour un assaut façon Monster Magnet, avec des couplets menés par la basse et des refrains à tiroirs où la voix et les guitares se répondent en gueulant bien fort. Stick Up commence en faisant crisser les amplis, puis retombe sur ses pattes en un shuffle à piano sautillant, avec cette cadence qui avait autrefois fait le charme de Space Waltz sur Out On The Street. Le savoir-faire des Hives ne tient pas uniquement à la malice de leur textes ou à leurs riffs stridents, mais bien à leur capacité de comprendre ce qui, dans le passé, peut encore fonctionner pertinemment à l’époque moderne. Dans un contexte où l’industrie musicale a souvent tendance à concevoir la nostalgie comme une fin en soi, les Hives sont l’un des meilleurs filtres à café de la scène rock. On peut y verser presque tout et n’importe quoi, en étant sûr que le breuvage final fera l’effet d’une charge de TNT dans le fondement. Les ingrédients peuvent varier, du moment que l’intensité du résultat fait effet.
Bien entendu, l’idée n’est pas de réinventer quoi que ce soit. Smoke and Mirrors est le genre de grand refrain à boire qu’on aurait pu trouver chez Hanoi Rocks et Two Kinds of Trouble fait des merveilles avec quatre accords dopés à l’adrénaline. Les fifties reviennent en force sur The Way The Story Goes, mais le groupe brouille les pistes en lacérant son groove rockabilly à coups de fuzz rageuse. Du rock intemporel et malin, à défaut d’être fondamentalement novateur. La crétinerie futée, carte de visite du quintette, est justement à l’honneur sur The Bomb, dont le riff est aussi bourrin que son texte est hilarant. « What do you wanna do? » / « Go off ! » / « What don’t you wanna do? » / « Not go off! » / « What don’t you wanna not do? » / « Go off! » / « What don’t you wanna not don’t wanna not do? » / « Not go off! ». Dans un registre très différent, What Did I Ever Do to You? commence comme une sorte de Do I Wanna Know? électronique, transformant une simple phrase en refrain pour festival. Puis, comme pour saboter la fête et péter dans le bouillon, The Death of Randy Fitzsimmons termine en cramant les ordures sur le très bien nommé Step Out of The Way. Moins de deux minutes d’un tabassage en règle qui évoque immanquablement les tout débuts du groupe, comme pour prouver qu’ils peuvent encore sortir ce genre de truc quand l’envie est au rendez-vous.
Car, si onze ans de patience prouvent quelque chose, c’est que, quand les Hives veulent, ils peuvent. Espérons, donc, que la suite se fera attendre moins longtemps.
Mattias Frances