Alice Cooper – Road : La Voie du Maître

Pour son nouvel album, Vincent Furnier met en vedette son groupe de scène, une troupe de musiciens chevronnés qui, pour certains, l’accompagnent à travers le monde depuis plus de vingt ans, sous le chapiteau d’un des acteurs les plus iconiques et méritants du rock. Car Alice Cooper est une légende vivante. Littéralement et figurativement.

© Jenny Risher

Au rayon des monstres sacrés, il y a ceux pour qui le respect peut compenser une déception, et ceux qu’on admire au point de leur passer presque n’importe quelle fantaisie. Vincent Furnier, Alice pour les intimes, appartient à la seconde catégorie, celle des artistes qui font ce qu’ils veulent. Car être fan, c’est se rappeler qu’avant d’être un frontman à guillotine, Alice Cooper fut un groupe dont la discographie est un sans-faute avec lequel bien peu d’artistes peuvent rivaliser. Love It To Death (1971), Killer (1971), School’s Out (1972) et Billion Dollar Babies (1973) ne sont pas seulement des classiques. Ce sont des disques rock cruciaux, truffés de chansons immenses (I’m Eighteen, School’s Out, No More Mr Nice Guy, Is It My Body, Under My Wheels, Halo of Flies, Be My Lover, Elected, Ballad of Dwight Fry, Billion Dollar Babies, Caught In A Dream, I Love The Dead, Long Way to Go…). Même Muscle Of Love (1973) et Easy Action (1970), les deux plus fragiles du lot, restent de bons albums (le tout premier, Pretties For You, est un délire expérimental qui ne compte pas vraiment). Et si le seul « vrai » classique solo du chanteur est l’inoxydable Welcome To My Nightmare (1975), génial parc d’attraction hard glam, sa discographie regorge de pépites. Dada (1983) est un chef-d’œuvre méconnu. From The Inside (1978), Flush The Fashion (1980), The Last Temptation (1994) et The Eyes of Alice Cooper (2003) sont à redécouvrir d’urgence. Plus récemment, Paranormal (2017) était de belle tenue, et Alice avait réussi l’impensable avec le sequel Welcome 2 My Nightmare (2011), digne de ses glorieuses seventies. Along Came A Spider vieillit bien plus gracieusement que son mixage anguleux ne le présageait. Dirty Diamonds (2005) fait honneur à son titre, Dragontown (2001) et Brutal Planet (2000) sont droits dans leurs bottes indus. Trash (1989) et Hey Stoopid (1991) restent très solides malgré des ambitions grand public, et même Special Forces (1981), Lace & Whiskey (1977), Zipper Catches Skin (1982) et Goes To Hell (1976) ont été revalorisés à la postérité. Bingo.

Comme chez son rival et ami Bowie, la seule ombre ineffaçable du tableau est un double impair eighties. Bowie eut la pop surgelée de Tonight (1984) et Never Let Me Down (1987), Cooper le metal balourd de Constrictor (1986) et Raise Your Fist And Yell (1987). Hormis une poignée de titres divertissants (The World Needs Guts, Teenage Frankenstein, Lock Me Up), ce hard rock bas du front était regrettable par son manque de malice, venant d’un artiste au sens de l’humour pourtant acéré. Car le grand-guignol scénique n’était finalement qu’une conséquence de la passion que le chanteur injectait dans son travail. Ajoutons que Furnier se montre d’une grande courtoisie lorsqu’il s’agit de discuter de son travail ou d’accorder des entrevues, aux antipodes des malotrus de Kiss. Flanqué de Bob Ezrin, son Tony Visconti à lui (rappelons qu’Ezrin débuta comme producteur sur Love It To Death, bien avant son travail sur Berlin pour Lou Reed ou The Wall pour Pink Floyd), le frontman à pseudonyme de sorcière est resté fidèle à son hard glam macabre, généreux sur scène et exigeant en studio. Aussi, on pardonne quasiment tout à Vincent Furnier. Ses caméos dans des films de seconde zone, son projet un peu moyen avec Joe Perry et Johnny Depp. Ou même Detroit Stories (2019), qui aurait gagné à être amputé de quelques titres. Que venait faire le rock indus surproduit de Wonderful World et Hanging On By A Thread sur un projet de retour au garage rock ? On sauvait quelques titres furax (Go Man Go, Shut Up and Rock) et des reprises bien senties (Rock & Roll de Lou Reed, Sister Anne du MC5, East Side Story de Bob Seger), mais il fallait bien l’admettre : Detroit Stories manquait d’équilibre malgré un concept alléchant.

Avec Road, Cooper propose quelque chose qu’il n’avait pas offert depuis longtemps hors de ses captations live : un album assemblé presque uniquement avec ses musiciens de scène. Pas de gâchettes de studio, peu d’interventions extérieures dans l’écriture, et seulement deux guests plutôt discrets. Un programme aussi resserré que sa mise en pratique se révèle musclée. En effet, le Coop peut se targuer d’avoir, au fil d’une carrière de quasiment soixante ans, collaboré avec certains des meilleurs musiciens de ce monde. La liste est si longue qu’on s’en tiendra à, euh… six ou sept lignes, disons. C’est parti.

Steve Hunter, Dick Wagner, Davey Johnstone, Prakash John, Joe Bonamassa, Jeff Beck, Wayne Kramer, Billy Gibbons, Vince Gill, Slash, John 5, Damon Johnson, Roger Glover, Orianthi, Larry Mullen Jr, Chris Cornell, Ernie Watts, Steve Vai, Robbie Krieger, Tony Levin, Mick Mars, Tom Hamilton, Richard Kolinka, Joe Satriani, Kip Winger, Dee Murray, Ozzy Osbourne, Roy Thomas Baker, Rick Nielsen, Pentti Glan, Nikki Sixx, Derek Sherinian, Phil X, Kenny Aronoff, Jason Hook, Eric Singer, Rob Zombie, Brent Fitz, Tim Pierce, Tommy Clufetos…

Pfiouuuu.

 

De gauche à droite : Nita, Chuck, Vincent, Ryan, Glen et Tommy. © Jenny Risher

Sur Road, le casting est le suivant :

Aux guitares : Ryan Roxie, ex-Slash’s Snakepit, podcaster musical assidu et fidèle soutier de Cooper depuis l’an 2000. Nita Strauss, ex-Iron Maidens et Femme Fatale, ainsi que descendante de Johann. Tommy Henriksen, co-producteur régulier du chanteur, membre des Hollywood Vampires et éminence grise du projet multimédia Crossbone Skully.
À la basse, on retrouve les tatouages et les favoris saillants de Chuck Garric, lui aussi en poste depuis vingt bonnes années. Sur son temps libre, ce biker californien est le chef de meute de Beasto Blanco, où il partage le micro avec Calico Cooper, fille du boss.
À la batterie depuis 2011, Glen Sobel affiche un CV kilométrique. Citons, en vrac, Tony MacAlpine, Arthur Brown, Steven Tyler, Sammy Hagar, Rob Halford, Mötley Crüe, Robbie Krieger, Beautiful Creatures, Kesha, Jeff Scott Soto, Paul Gilbert… Et même Jim Carrey, Weird Al et Mike Myers, tiens !
Précision supplémentaire, tout ce petit monde s’occupe des chœurs sur les chansons de Road, qui se veut un projet composé pour et par les gens de la route.

D’entrée, I’m Alice est un petit opéra rock mélodramatique comme Cooper en a le secret. Un single idéal pour lancer l’album sur une note d’intention, celle du personnage que Furnier a façonné au gré des décennies. Un vrai faux méchant à la Alan Rickman, qui cabotine avec brio pour notre plus grand plaisir. Un rôle que personne n’a jamais incarné, ni chanté mieux qu’Alice. D’ailleurs, Welcome To The Show est un titre qu’on s’étonne qu’il ait mis si longtemps à utiliser, tant il parait taillé pour lui, même si la composition et ses gros riffs façon Motörhead n’auraient aucunement dépareillés chez Beasto Blanco. Dans un registre moins intimidant, All Over The World arbore une section de cuivres qui colle parfaitement à la facette la plus débonnaire de Cooper.

Dead Don’t Dance sort les muscles à plus d’un titre, puisque Kane Roberts, ancien acolyte de Constrictor et Raise Your Fist And Yell (quand on parle du loup…), est invité à la guitare solo. La chanson menace de sombrer du mauvais côté de la caricature, mais le phrasé toujours distingué de Cooper sauve les meubles sans trop forcer. Avec son riff crado et son groove carré, Go Away aurait pu figurer sur Detroit Stories. Le refrain, simple et efficace, permet de se rendre compte à quel point la voix du patron n’a pas pris une ride. Affichant 75 ans au compteur, le Coop a bon pied bon œil. Son talent et son charisme, souvent imités sans être égalés, sont toujours là. White Line Frankenstein est un bon exemple de chanson dont la caricature contribue à l’efficacité. Tom Morello prête main-forte, même s’il y a fort à parier que le groupe n’aurait pas eu besoin de lui pour envoyer du hard rock pour trucker monomaniaque. Big Boots combine sifflets, scenario de cartoon sexy et refrain ostensiblement crétin. On s’y amuse sans déplaisir. Rules of the Road, co-écrite par Wayne Kramer (MC5), est un belle réussite de boogie à l’ancienne. Alice alterne entre gouaille classieuse et monologue drolatique sur la nécessité de casser sa pipe avant 27 ans. C’est évidemment jouissif. The Big Goodbye, co-signé par Garric, fleure fort le musc de Beasto Blanco. Un heavy rock graisseux, qui pourrait sonner cliché si le chant s’avérait trop anodin. Heureusement, Cooper ne l’a jamais été, et ne compte pas commencer. Sa voix s’accorde totalement avec celle de Garric, dont on reconnait le timbre, à mi-chemin entre Lemmy et Rob Zombie, sur les chœurs.

La troupe revisite Road Rats Forever, ancien titre de Lace & Whiskey écrit et enregistré avec le regretté Dick Wagner. L’exercice serait superflu si les musiciens n’y mettaient pas un soin redoutable, retapant la charpente avec un panache et un professionnalisme indéniable. Le groupe tout entier chante les harmonies du refrain, et la triple charge des guitares carillonne comme chez Thin Lizzy. Similairement, Baby Please Don’t Go pourrait n’être qu’une ballade de plus dans un catalogue abritant quelques monuments (Only Women Bleed, Ballad of Dwight Frye, The Quiet Room, Years Ago, I Never Cry…), mais c’est sans compter la voix d’Alice, toujours irrésistible dès qu’il s’agit de jouer les crooners. La production est un peu lisse par endroits, mais les arrangements de Bob Ezrin sont de bon goût, comme à son habitude. 100 More Miles pousse le vice avec une seconde ballade tout aussi probante, dans un registre de Beatles grindhouse très seyant. Sur fond d’arpèges funèbres et de refrains en tension, le timbre d’Alice monte dans les tours comme un bus lancé sur l’autoroute. Un bus magique. Celui des Who, pas de Harry Potter, puisque Cooper et ses sbires arrivent au bout de leur Road en dépoussiérant le vieux tube de Pete Townshend avec une énergie contagieuse. Glen Sobel s’arroge une minute de solo final pour revisiter Keith Moon au siècle de la double pédale, et le voyage touche à sa fin en un ultime accord groupé, d’où montent des applaudissements auxquels on se joint sans hésitation. Ils sont bien peu, parmi les artistes de 75 berges et plus, à offrir des projets si dynamiques et divertissants. Vincent Damon Furnier peut être fier de sa carrière, autant que de sa philosophie artistique. Celle d’un passionné de musique, d’un conteur inépuisable et d’un illusionniste plein de malice, toujours en quête d’histoires à narrer et de tours à mettre en scène. Et qui, à force de jouer au Capitaine Crochet, a fini par acquérir une longévité supérieure à tous les Peter Pan. Bien joué, monsieur Furnier. Bien joué.

Mattias Frances

Alice Cooper – Road
Label : earMusic
Sortie : 25 août 2023

2 thoughts on “Alice Cooper – Road : La Voie du Maître

  1. Merci, ton article m’a donné envie d’écouter ce nouvel album d’Alice Cooper, ce que je ne faisais plus depuis de nombreuses années bien que grand fan de ceux des années 70, et grand bien m’en a fait. J’étais à la salle Pleyel en 2017 pour un concert donné avec cette formation : génial.

    1. @Eric
      Ravi d’avoir pu contribuer à cette satisfaction :) Merci pour cette lecture et ce commentaire.

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