En cette fin d’été, période d’accalmie éditoriale avant une rentrée prometteuse, on en profite pour remettre un coup de projecteur sur des œuvres moins récentes. Sur un air de fado est de celles-là, avec son charme mélancolique si propre au Portugal.
Portugal, 1968. Le dictateur Salazar vient d’être hospitalisé après être tombé de sa chaise. A Lisbonne, comme chaque jour, le docteur Fernando Pais va honorer ses consultations. Ce matin, il doit se déplacer au siège de la police politique pour examiner un patient. C’est Joao, un gamin s’amusant à provoquer quotidiennement les fonctionnaires de l’organisation, qui va le pousser à questionner sa neutralité vis-à-vis du pouvoir.
Cette bande dessinée se déroulant sous la dictature salazariste fut pour le moins remarquée à sa sortie il y a deux ans. On est plus habitués aux récits évoquant la dictature franquiste (1939-1975), née après la Guerre d’Espagne, un peu moins sur cette période sombre de son voisin le Portugal (1926-1974). Certes, les Espagnols, du moins ceux se reconnaissant dans la démocratie, semblent avoir été plus traumatisés par Franco (dont la politique de répression était réputée des plus violentes), que les Portugais par Salazar. Et pourtant, ces dictatures eurent quasiment la même durée et Salazar ne tolérait pas davantage les voix d’opposition. Apparues dans l’entre-deux-guerres, elles perdurèrent toutes les deux jusqu’au milieu des années 70.
Sur un air de fado évoque donc cette page de l’Histoire portugaise par le biais du protagoniste central, le docteur Fernando Pais, beau brun ténébreux aux faux airs de Bénicio del Toro, conscient du charme qu’il pouvait exercer envers la gent féminine. Le récit s’ouvre en 1968, alors que le dictateur Salazar vient d’être victime d’un malaise (ce qui le contraindra par la suite à renoncer au pouvoir). On découvre ensuite le bon « doutor », un quadragénaire séduisant bien qu’un brin bedonnant, une légère lassitude dans le regard, vivant seul dans la capitale portugaise depuis la mort de sa femme Marisa et devenu indifférent à la férocité du pouvoir en place.
C’est un gosse turbulent et rebelle qui va bousculer sa routine, faire remonter bon nombre de souvenirs à la surface et le pousser dans ses retranchements. Car le docteur, qui vient rendre visite à un patient au siège de la PIDE (la police politique), surprend l’enfant, Joao, en train de provoquer deux fonctionnaires par ses farces. Mais pour ce dernier, tous ceux qui franchissent la porte de l’organisation vont dans le même sac, ce sont des traîtres à la « liberdade » !
Quelques années plus tôt en effet, tombé sous le charme de cette jeune militante, Marisa, qu’il épousera plus tard, Fernando avait rejoint la résistance contre le régime salazariste, mais par la suite, un drame avait achevé de le détourner de la politique. A l’évidence, ce beau gosse était plus attiré par le romantisme propre à la lutte clandestine que par véritable conviction politique. Mais par un étrange coup du destin provoqué par Joao, l’histoire va d’une certaine manière se répéter et percuter de plein fouet les désillusions et l’existence routinière du docteur, qui va reprendre goût à la vie et croire de nouveau à l’amour.
Le titre de l’album, en plus d’être bien trouvé, en résume assez bien la tonalité, mélange de douceur et d’ironie dans un contexte sombre. Le fado, cette musique très enracinée dans la tradition populaire portugaise, est associé à la « saudade », terme intraduisible incluant des thèmes principalement mélancoliques comme la nostalgie, le chagrin, l’amour inaccompli et l’exil. Et c’est bien de cela dont il est question ici. Si chacun peut convenir que la musique adoucit les mœurs, le fado, lui, adoucissait vraisemblablement la période liée à la dictature pour nombre de Portugais.
D’un point de vue graphique, le livre est tout à fait raccord. Le trait charbonneux de Nicolas Barral est davantage centré sur l’expressivité des personnages et leurs émotions que sur la précision formelle. C’est assez touchant, et si le dessin vous rappelle Tardi, pas de quoi être surpris puisque l’auteur a été choisi avec Emmanuel Moynot pour reprendre la série des Nestor Burma. Sauf qu’ici, le théâtre de l’action n’est pas « Paname » mais Lisbonne, capitale au charme irrésistible qui semble ici imprimer à chaque être vivant, chaque objet, chaque monument, une sorte d’aura de morosité, renforcé par les tonalités à dominante brunâtre, en contraste avec l’atmosphère lumineuse de ce pays tourné vers le grand large de l’océan.
Sur un air de fado a été réalisé de bout en bout par Barral, qui dit avoir été influencé par la lecture de Pereira prétend, le roman d’Antonio Tabucchi, magnifiquement adapté en BD par Pierre-Henry Gomont en 2016, ce qui ne surprendra guère étant donné les similitudes entre les deux univers graphiques. De facture assez classique dans son traitement narratif et graphique, pas toujours très limpide dans son déroulé, l’objet dégage néanmoins un charme indéniable qui touchera sans aucun doute tous ceux qui ont visité Lisbonne ou y ont vécu, ceux qui ont eu l’occasion de sillonner le quartier populaire de l’Alfama en quête d’un endroit à l’écart des parcours touristiques, où résonne le fado dans tout son lyrisme tellement authentique et émouvant. Mais ce que l’on retiendra également, c’est la façon dont cette histoire, à travers le personnage du docteur, nous questionne au plus profond de nous. Lorsque s’installe la barbarie institutionnelle, peut-on feindre l’indifférence longtemps, avant que les événements nous rattrapent et nous poussent à choisir notre camp ?
Laurent Proudhon