Qui se souvient encore en France de Wreckless Eric, héros de chez Stiff Records en 1977 ? Sans doute pas grand monde… Mais ce n’est pas une raison valable pour ne pas jeter une oreille à son nouvel album, Leisureland, l’un de ses meilleurs…
De l’autre côté de la Manche, Wreckless Eric bénéficie encore d’une certaine renommée, principalement du fait du triomphe commercial et artistique (on ne compte plus les reprises, ni leurs utilisations dans les clips publicitaires) de sa chanson Whole Wide World datant de 1977. En France, c’est une autre paire de manches, et il est probablement indispensable avant de parler de Leisureland, le nouvel album d’Eric Goulden (son véritable nom) de donner un peu de contexte… Rappelons d’abord qu’en 1977, le label le plus proéminent du mouvement punk en Grande-Bretagne s’appelait Stiff Records, et que, en dépit de finances toujours fragiles et du mépris avec lequel il était regardé par les gros acteurs d’alors, il révéla au grand public des artistes aussi importants qu’Elvis Costello, Ian Dury, The Damned, Nick Lowe, puis, plus tard, Madness ou The Pogues ! Et au milieu de ces futures stars, Wreckless Eric, qui connut un destin moins brillant, mais qui, ne l’oublions jamais, apporta à Stiff l’un de ses premiers tubes avec Whole Wide World.
De l’eau a coulé sous les ponts, et Eric est désormais un vieux punk (expression souvent méprisante) qui ne vend pas beaucoup de disques, qui est resté très anglais même s’il vit désormais aux USA. A 69 ans, il a désormais une belle discographie, principalement composée de disques bricolés à la maison (comme c’est d’ailleurs « normal » de le faire dans le Rock Indie de sa patrie d’adoption) qui ont rencontrés un public suffisant pour qu’Eric continue à travailler, y compris sur de nombreux projets parallèles et sous d’autres pseudonymes. Ce Leisureland, sans doute l’un de ses disques les plus « anglais » au niveau des sujets traités et des textes, mais aussi de son esprit, et l’un des mieux reçus par la critique, est l’occasion idéale de retrouver ce vieil ami qui n’a, quelque part, jamais trahi les idéaux de Stiff Records, ni les principes « moraux » des punks version 1977.
Ce qui ne veut pas dire que Leisureland soit un disque « punk », loin de là : il contient par exemple un nombre élevés de titres instrumentaux efficaces (voire superbes, comme Inside The Majestic) qui rappellent que la musique de films est l’un des centre d’intérêts de Goulden. Et le tempo général de l’album est plutôt calme. Quant au chant de Wreckless Eric, il n’est plus aussi sardonique et provocateur que quand il avait 20 ans… ce qui ne surprendra personne, on l’espère ! Moins cynique qu’à « la grande époque », Eric a les préoccupations d’un homme de son âge : la brièveté de l’existence, sa complexité (qu’il observe et décrit avec l’acuité que lui confère son expérience), et, inévitablement, ce qu’a représenté son propre passé.
Enregistré « à la maison », avec le renfort d’un batteur habitant dans le même quartier, Leisureland est un album de guitares bancales, de claviers analogiques démodés, mais c’est aussi un disque plein d’une belle énergie positive, d’idées sympathiques : il est rempli d’une envie de jouer et de vivre qui fait toujours plaisir à voir et à entendre. Par exemple, un titre comme The Old Versailles, avec son ambiance garage rock menaçante et ses synthés émoustillants, n’est pas loin d’être irrésistible. High Seas (Won & Lost), plus loin, est un joli morceau de mélancolie élégante, que les effets électroniques sur la voix empêchent de trop ressembler à une chanson « facile »…
Ce qui attirera aussi l’attention, c’est la récurrence dans plusieurs chansons de la mention de quatre prénoms, John, Paul, George and… Alan (et non, pas Ringo) : avons-nous affaire à un concept album, qui raconterait l’histoire dystopique d’un misérable petit groupe de rock anglais vivant à Standing Water, une ville côtière (imaginaire) délabrée et peu excitante pour la jeunesse qui doit y vivre ? Non, car Leisureland contient aussi des chansons qui n’ont rien à voir avec ce thème, et qui traitent au contraire de la réalité américaine, ou de la manière dont on imagine cette réalité quand on vit en Angleterre (Southern Rock, l’introduction de l’album…). Non, car Wreckless Eric (punk un jour, punk toujours) ne voudrait certainement que son nom soit associé à quelque chose d’aussi « prétentieux » qu’un concept album.
Il préfère nettement nous balancer en douce, en toute modestie, un mélange bancal de petites comédies ironiques et de vraies tragédies déguisées en farces, travesties en chansons faussement ordinaires. Et c’est bien pour ça qu’on l’aime !
Eric Debarnot