Plus fort que Barbie, la réussite la plus improbable de l’année 2023 risque bien d’être et de rester cette réjouissante adaptation Netflix en live action du manga le plus populaire de notre époque, One Piece : mais comment ont-ils fait ?
Nul besoin de présenter One Piece, manga fleuve au succès international colossal (plus de 100 tomes parus depuis ses débuts en 1997, plus de 500 millions d’exemplaires vendus). Expliquons simplement à ceux qui ne l’auraient pas lu (dont nous sommes, il nous faut l’avouer, l’ayant découvert trop tard pour ne pas être accablés à l’avance devant la tâche titanesque de rattraper ce retard !) que One Piece, d’Eiichirō Oda, est une histoire de pirates dans un monde de Fantasy, quelque part entre l’Ile au Trésor et Pirates des Caraïbes pour simplifier. C’est aussi une histoire classique d’initiation, d’apprentissage de la vie par une bande d’adolescents, qui vont devoir affronter bien des épreuves pour « atteindre leurs rêves » : dans le cas du héros du manga, l’ineffable Monkey D. Luffer, il s’agit ni plus ni moins que de trouver un trésor mythique, que tout le monde recherche depuis vingt ans, le « One Piece ». Mais avant, il lui faut d’abord devenir un pirate – ce dont il a toujours rêvé -, en partant de zéro : d’abord trouver un bateau, constituer un équipage, mettre la main sur une carte maritime lui permettant de partir à la chasse au trésor…
On ne reviendra pas ici sur les échecs répétés de « matérialiser » en film « live action » les bandes dessinées et les mangas les plus emblématiques (Tintin, Astérix, Gaston, Valérian etc. pour la BD franco-belge, Death Note, 20th Century Boys pour le manga), ni même sur les désastres quasi systématiques des adaptations de leurs propres dessins animés par Disney : disons seulement que capturer dans le format classique du cinéma (ou de la série TV) la folle créativité et l’énergie délirante de One Piece relevait de la pure impossibilité. Et pourtant, dès les premières minutes du premier épisode de cette nouvelle série Netflix, ça fonctionne parfaitement : on s’émerveille, on rit, on applaudit à chaque péripétie, on est happé par une intrigue aussi simple (simpliste ? non !) que puissante. Et puis, on se dit que le miracle ne pourra pas durer au long de huit épisodes d’une heure chacun… pour être peu à peu sidérés par la manière dont la série sait évoluer au fil de l’histoire, quitter le domaine de la pure comédie délirante, et intégrer peu à peu des éléments fantastiques, effrayants, puis, dans sa dernière ligne droite, émotionnels… culminant dans une dernière partie littéralement triomphale. Mais comment ont-ils fait ? Mais pourquoi une réussite aussi indiscutable – même aux yeux des fans du manga, forcément les plus exigeants – alors que tout laisser présager un autre naufrage consternant ?
On ne peut pas dire que les noms de Steven Maeda (co-producteur de Lost) et Matt Owens (scénariste de « marvelleries » diverses) comme showrunners de One Piece nous aient particulièrement excités, mais reconnaissons qu’ils semblent avoir pris toutes les bonnes décisions, et en premier, celle de soigner leur casting : la personnalité des membres de « l’équipage de chapeau de paille » est indiscutablement l’une des choses qui explique l’attachement des fans au manga, et la série ne s’est pas plantée en embauchant le lumineux Iñaki Godoy pour composer un parfait Monkey D. Luffy, homme-caoutchouc à l’optimisme et l’enthousiasme totalement communicatifs. Il est le cœur battant de la série, et sans aucun doute la principale raison du succès de cette première saison… ce qui ne minimise pas les qualités des autres « pirates », tous impeccables, charismatiques et attachants.
Le second défi à relever était, comme c’est toujours le cas avec une bande dessinée, de trouver un équivalent visuel à un univers très typé, qui plus est totalement farfelu : la solution retenue a été de conserver un aspect graphiquement artificiel à un monde qu’il aurait été maladroit d’essayer de rendre « réaliste », un peu comme ce que faisait – dans un genre radicalement différent – Tim Burton dans ses meilleurs films. La splendeur des décors, la bizarrerie des personnages et des effets spéciaux (pas tous parfaits, mais suffisamment efficaces pour ne pas être un problème…), tout cela fait qu’on n’oublie jamais qu’on se balade dans un univers absurde, voire loufoque, mais surtout qu’on y prend un plaisir toujours renouvelé. Que ce soit le formidable personnage de Baggy, le pirate-clown « aux mille pièces », les effrayants hommes-poissons, le cadre chaleureux du restaurant flottant Baratie, et tant d’autres éléments de One Piece, les motifs de s’émerveiller et de se réjouir sont nombreux…
Même si le scénario n’est pas parfait, souffrant à la fois de quelques raccourcis illogiques et de longueurs inutiles, l’adaptation du manga semble recueillir l’aval de ses lecteurs, et surtout, la saison arrive à varier étonnamment les atmosphères, convoquant une riche palette émotionnelle. Comment ne pas verser sa petite larme devant le récit du lien qui s’est créé entre le cuisinier Sanji et Zeff aux pieds rouges ? Comment ne pas comprendre la colère des hommes-poissons, aussi antipathiques soient-ils, devant le racisme dont ils sont victimes de la part des humains ? Comment ne pas frémir devant l’ubiquité du terrible Klahadore ? One Piece sait nous faire passer rapidement du rire à la tension, de l’excitation à l’émotion, et se révèle donc un spectacle populaire « total » comme on en voit de moins en moins… Du coup, on arrivera (de justesse) à fermer les yeux devant la répétition à chaque épisode des encouragements à « vivre ses rêves » et à « défendre sa famille, ses amis, son équipage » : tout cela sent trop lourdement le message positif que les films et dessins animés pour la jeunesse se sentent obligés de ressasser, comme s’il leur fallait se faire pardonner d’être par trop ludiques.
Et lorsqu’au huitième épisode, « l’équipage du chapeau de paille » se lance à l’assaut de nouvelles grandes aventures, comment ne pas nous souvenir que, nous aussi, quand nous étions enfants, rêvions de… devenir des pirates ?
Eric Debarnot