Peinture Fraîche est un premier roman parfaitement écrit, maîtrisé, vrai, humain et lumineux dans sa noirceur. On aime Eve, on aime Max et Annie et Molly, on partage vraiment leurs douleurs et leurs joies. Chloë Ashby raconte, avec une incroyable justesse, l’amour et l’amitié. C’est déjà une très bonne nouvelle. Une autre bonne nouvelle ? Chloë Ashby a écrit un second roman. Vivement qu’il soit traduit.
Eve a subi deux traumatismes, deux départs, deux pertes. Quand elle avait 5 ans, sa mère est partie, laissant Eve seule avec son père. Lequel n’a pas très bien supporté la chose et s’est enfoncé dans une dépression alcoolisée, de plus en plus alcoolisée, laissant Eve se débrouiller seule avec la vie. Il n’a jamais joué un rôle de père qui aurait pu (au moins) aider sa fille à vivre l’absence et le manque de mère. Et, plus tard, quand elle avait 21 ans, Eve a perdu Grace, sa meilleure amie, avec qui elle faisait ses études, travaillait, partageait tellement de choses. Cette perte a été terrible. Impossible à digérer. Les circonstances – que l’on apprend à la toute fin du roman – n’ont rien arrangé… À 21 ans, Eve avait sur les épaules un énorme fardeau.
Le roman commence 5 ans après. Eve a 26 ans et elle est repartie de l’avant, si on peut dire. La seule lumière dans sa vie est son rendez-vous avec Suzon, la serveuse du tableau de Manet, Un bar aux Folies Bergères, qui est au Courtauld Institute of Art de Londres. Cela lui permet de vivre et surtout de gérer au mieux la vie sans Grace – on comprend aussi à la fin du roman pourquoi ce tableau en particulier. Pour le reste, c’est bancal : Eve travaille comme serveuse dans un restaurant et loue une chambre chez Bill et Karina, acceptant de faire un peu de ménage par-ci par-là en échange d’un loyer moins élevé. Et rien de tout cela ne lui plaît. Elle vit avec Grace, tout le temps présente dans son esprit, et elle est prête à exploser. Et elle va exploser, et repartir… Peinture Fraîche est le récit de cette descente aux enfers et de la résilience que montre Eve. Jusqu’au coup de poing qui nous arrive en pleine gueule à 100 pages de la fin. Est-ce qu’on va voir Eve se noyer complètement, perdre pied ? Les dernières pages sont haletantes, angoissantes. Le roman s’emballe.
Un roman remarquable, magistral, superbe. Un roman qui est parfaitement écrit. Rien d’exceptionnel, peut-être dans le style, mais tellement de simplicité et de fluidité. Tout coule naturellement, sans le moindre effort. De la justesse dans le ton, c’est parfait. On imagine le travail que cela demande pour arriver à ce niveau de clarté, de luminosité. Tout ce que Chloë Ashby fait vivre à ses personnages, tout ce qui leur arrive est juste et parfaitement ressenti. On aimerait qu’Eve réussisse à ne pas se laisser emporter vers le fond, qu’elle réagisse différemment, qu’elle saisisse les perches tendues. Mais on comprend que ce n’est pas possible, qu’il lui faut aller au fond, faire l’expérience de la descente pour pouvoir s’en sortir. Chloë Ashby trouve les situations justes, exactement ce qu’il fallait à Eve pour s’en sortir un peu et pour replonger immédiatement. Retrouver un vieil ami et risquer de le perdre, ne pas vouloir s’engager ; retrouver un travail, plusieurs même, mais toujours des petits boulots, toujours dans des circonstances bancales. Et pourtant, ce sont ces boulots qui vont permettre à Eve de s’en sortir. De faire l’expérience du mal (encore et toujours) et du bien ensuite, un bien qui fait tellement de bien qu’il fait mal… Eve a du mal à l’accepter, le fantôme de Grace est toujours là et le fantôme de sa mère revient la hanter.
Il y a quelque chose de très british dans ce roman – les descriptions de Londres et d’Oxford sont parfaites, d’un réalisme et d’une vérité criante ; il y a quelque chose de Sally Rooney dans ce roman (une proximité que Chloë Ashby revendique sur son site). Peut-être, l’ambiance est très proche, mais le roman et les qualités différentes (on oserait presque supérieures): à la fois plus rose et plus sombre, plus léger dans l’écriture, plus fort dans les sentiments et les relations personnelles. Les failles et les faiblesses d’Eve la rendent particulièrement humaine et lui donnent une vraie profondeur. Et la manière que Chloë Ashby a de les décrire est fondamentale dans cela. Il y a aussi une dénonciation de la violence des hommes (de certains d’entre eux) qui peuvent détruire la vie d’une femme (même si le roman est trop subtil pour être manichéen). Et beaucoup d’amour et de lumière malgré tout, tellement qu’on éprouve une totale empathie pour Eve. Que demander plus à un roman que de nous mettre dans la peau de ses personnages ?
Alain Marciano