Dans Conquest, son nouveau roman, l’Anglaise Nina Allan nous emmène sur les traces d’un informaticien asocial, fasciné par l’œuvre de Bach, et adepte de théories totalement irrationnelles. Après sa disparition, sa petite amie et une détective mènent l’enquête dans les sphères complotistes. Un roman inventif et vertigineux.
Frank est différent des autres hommes de son âge. A trente-quatre ans, cet informaticien d’une intelligence exceptionnelle vit encore chez sa mère. Codeur freelance, il travaille depuis sa chambre. A l’exception de Rachel, sa petite-amie, il évite au maximum les interactions sociales. Fasciné par l’œuvre de Bach, et en particulier par Les Variations Goldberg, Frank est également passionné par l’ufologie et par des théories paranoïaques et complotistes. Lorsqu’il disparaît, Rachel contacte Robin, une ancienne policière devenue détective. Robin se lance alors sur les traces de Frank à la recherche d’indices permettant de comprendre les raisons de sa disparition. Parmi les traces laissées derrière lui, Robin découvre une nouvelle de science-fiction, La Tour, qui contient peut-être les clés du mystère.
Résumé à sa trame policière, Conquest semble s’apparenter à une sorte de techno-thriller parfaitement dans l’ère du temps. Et il est vrai qu’une partie du roman est d’une efficacité narrative redoutable. Truffée de références – réelles (Bowie, le film Upstream Color) ou fictive (la nouvelle La Tour) –, le récit est riche de mystères, de fausses-pistes, de chausse-trappes qui tiennent le lecteur en haleine. Les personnages, qui ne se dévoilent que très progressivement, contribuent également à notre plaisir de lecture tant Nina Allan est habile dans la construction de ses protagonistes. On pense parfois les saisir, les comprendre, puis ils nous échappent à nouveau, comme pour mieux renforcer l’intérêt qu’ils ont su susciter. Qu’il s’agisse de Frank, un jeune homme aussi fascinant qu’insaisissable, ou de Robin, qui dissimule elle aussi bien des zones d’ombre, les protagonistes de Conquest sont l’une des grandes réussites de ce roman.
Mais la puissance de Conquest tient aussi et surtout dans son audace narrative. Nina Allan commence par un chapitre qui se focalise sur Frank et qui déstabilise parfois tant le style de l’autrice épouse la confusion qui règne dans l’esprit du personnage. En s’affranchissant par exemple de l’usage systématique des virgules, elle brouille nos repères et parvient à rendre compte des angoisses de Frank. La plupart des autres chapitres, qui racontent l’enquête de Robin, sont sans doute plus classiques, mais la romancière ne s’interdit aucune circonvolution, aucune ellipse – autant de procédés mis au service des portraits des personnages. Enfin, Nina Allan insère dans son récit trois chapitres passionnants qui semblent s’éloigner de la trame principale, mais pour mieux l’enrichir finalement. Parmi eux, l’intégralité de la fameuse nouvelle, La Tour.
On l’aura compris, Conquest est l’un des grands romans de cette rentrée littéraire. Dans le dossier de presse qui accompagne le livre, les éditions Tristram présentent les œuvres de Nina Allan comme « ce qui se rapproche le plus de [leur] idéal du roman ». On ne peut évidemment que souscrire à cette affirmation tant Conquest nous offre tout ce que l’on recherche dans la lecture d’un roman : une intrigue passionnante et stimulante qui cherche à percer les mystères de notre monde. Ainsi, le regard que la romancière porte sur le complotisme n’est jamais réducteur, simplificateur, ni caricatural. Bien au contraire, son œuvre parvient à montrer comment ce phénomène, aussi fou qu’inquiétant, n’est finalement que l’un des symptômes d’une époque folle et inquiétante, la nôtre.
Grégory Seyer