Bénéficiant d’une nouvelle traduction et d’un soin indiscutable dans sa mise en forme, cette nouvelle compilation de strips très violemment contestataires, mais également remplis d’auto-dérision radicale, constitue un ouvrage important. Ce qui ne signifie pas que sa lecture en soit agréable pour autant.
« La Bibliothèque de Daniel Clowes » est une nouvelle collection qui a pour mission de regrouper toutes œuvres traduites en français de l’immense Daniel Clowes, l’un des auteurs les plus emblématiques et célébrés de la contre-culture US de la fin du XXe siècle, et le recueil Twentieth Century Eightball compile près de 80 « histoires courtes », sur une centaine de pages, publiées dans la revue Eightball pendant les années 90. Il s’agit là non pas d’inédits en France, mais d’une nouvelle version d’un recueil déjà sorti en France chez Cornelius en 2009.
Pour ceux qui sont surtout familiers avec les œuvres les plus reconnues de Clowes, comme les incontournables David Boring et Ghost World, la lecture de cette centaine de pages s’avèrera probablement une surprise, voire une déception : en pur produit de l’underground, Clowes se livre ici à de la provocation systématique, souvent extrêmement violente, occasionnellement pornographique, vis-à-vis des codes et des stéréotypes de la société US.
Alors qu’on a souvent goûté la subtilité et l’intelligence de ses portraits de jeunes héros affrontant des situations complexes du fait de leur décalage vis-à-vis des règles sociales, Clowes ne prend ici aucun gant : il se livre à des critiques virulentes, voire souvent venimeuses de la société – exprimant parfois un mépris et une haine qui s’avèrent de temps à autre embarrassants. Heureusement, on rit régulièrement devant l’inventivité « bête et méchante » (pour reprendre un célèbre slogan de la contre-culture française de la même époque) dont il fait preuve quand il s’agit, par exemple, de dézinguer l’amour des Américains pour le sport (voir la brillante analyse freudienne du football américain et du baseball…), ou encore de moquer la foi chrétienne. Mais tout le contenu de Eightball n’est pas aussi convaincant, et Clowes tombe régulièrement dans soit des absurdités exagérées, soit dans un nihilisme finalement peu sympathique.
Du coup, s’il est une importante recommandation à faire au lecteur de cet Eightball, c’est bien de le lire à petite dose, quelques pages à la fois, pour ne pas être victime d’un effet de saturation devant la répétition de schémas contestataires qui semblent de plus en plus convenus, épuisants, au fur et à mesure qu’on avance. Car Clowes, évidemment, a toujours été lucide dans ses condamnations, aussi violentes soient-elles, du conformisme et de la stupidité de la société : il prend soin, à chaque fois, de nous rappeler qu’il ne se sent aucunement supérieur à ceux dont il se moque, et de conjuguer l’auto-dérision à la caricature. La première partie de Eightball est d’ailleurs une violente satire contre le milieu même des intellectuels de gauche, des artistes dont il fait partie, et cette lucidité que conserve Clowes par rapport à « là d’où il parle », comme on dit, est à la fois le salut de son art, et ce qui le rend épuisant pour le lecteur.
Techniquement – en particulier au niveau du graphisme, magistral sous toutes ses formes, mais aussi du texte, bénéficiant dans cette édition, d’une nouvelle traduction d’Anne Capuron nettement supérieure aux précédentes -, les strips de Eightball sont admirables, et justifient pleinement la place que Clowes occupe dans l’histoire de la BD. Il est seulement dommage que la lecture de cette compilation soit finalement aussi peu agréable !
Eric Debarnot