Beaucoup de spectateurs auront du mal avec la proposition de cinéma qu’est le gang des Bois du Temple, utopie sur la banlieue et vrai film existentialiste, mais, pour tous ceux qui croient encore au 7ème Art, il ne faut pas manquer le nouveau film de Rabah Ameur-Zaïmeche.
Il existe en ce moment une sorte de consensus général sur le fait que le cinéma français vivrait une période de faiblesse après des décennies d’un équilibre réussi entre auteurisme et films populaires de qualité. Ce n’est évidemment pas vrai, il suffit d’aller voir les sorties chaque semaine pour constater que l’effondrement qualitatif est plutôt criant du côté d’Hollywood, mais il faut par contre reconnaître que, sans doute contaminés par la prépondérance de la « forme série TV » – avec le règne sans partage du scénario – même les cinéphiles délaissent peu à peu le cinéma non calibré. Il suffit de prendre comme exemple l’anonymat quasiment total dans lequel végète un réalisateur du calibre de Rabah Ameur-Zaïmeche, et le fait que nombre de spectateurs sortent en cours de projection de l’une des trop rares salles parisiennes où on passe le gang des Bois du Temple, clairement désarçonnés par la forme adoptée par un film que l’on pouvait imaginer, d’après le résumé de son scénario, comme « un film de braquage ».
Certes, il s’agit ici d’une histoire très classique de braquage d’un fourgon (appartenant à un riche cheik du Moyen-Orient) réalisé par des professionnels du grand banditisme vivant dans une banlieue, et de ses tragiques conséquences. Et on y verra, sans surprise, un braquage, une réponse sanglante du fameux potentat, et un « règlement de comptes » final implacable. Ou plutôt, on ne verra pas forcément beaucoup de ces péripéties, filmées sans aucun effet spectaculaire, car on verra surtout : un homme qui regarde la banlieue de son balcon, qui ramasse les déchets abandonnés dans les espaces verts de la cité où jouent des enfants, une séance de Pari Mutuel au bar du coin, des enfants à qui on lit des histoires pour les coucher, le plaisir de manger de bons plats faits maison achetés au food truck du coin, etc. etc. D’où les sièges qui claquent dans la salle, de la part de spectateurs se sentant trompés par la marchandise qui ne correspond pas à ce qu’ils attendaient.
Dans le gang des Bois du Temple, on passe sans s’en préoccuper le moins du monde sur tout ce qui constitue normalement l’essence d’un thriller : la planification des actions, l’enquête policière, les machinations du cheik, la préparation de l’intervention finale du fameux Monsieur Pons. Ce n’est pas la peine de nous montrer ça, a dû penser Rabah Ameur-Zaïmeche, puisque nous sommes tous suffisamment nourris de fictions du genre pour remplir nous mêmes les blancs : autant profiter du temps du film pour nous parler des choses importantes, qui sont tout simplement la manière dont les hommes vivent.
Ou plutôt la manière dont ils devraient vivre, car le gang des Bois du Temple est avant tout une utopie, celle d’une cité en banlieue qui vit dans la solidarité, l’amitié, le plaisir d’être ensemble. Une banlieue « utopique » donc – une construction composite de lieux filmés, sans s’en dissimuler le moins du monde, entre la Région Parisienne, Marseille et l’Aquitaine -, qui tente de résister face à la pression continue exercée sur elle par l’extérieur : les riches – symbolisés par le cheik, frêle et maléfique (?) -, la ville bourgeoise où l’on ne va pas, et plus généralement les codes de représentation de cette banlieue tant honnie par les extrémistes de droite. Dans le gang des Bois du Temple, ces stéréotypes n’ont pas leur place, ils sont tout simplement hors de propos. Pas un mot prononcé en arabe (la langue explosera plutôt dans une magnifique, magique scène de concert, dans la dernière partie du film), pas de référence à l’Islam, pas de petits dealers de drogue, pas de violence entre gangs. Car ce n’est pas de cela dont nous veut nous parler Rabah Ameur-Zaïmeche.
Il est important de prévenir en outre le spectateur peu habitué à du cinéma « différent » que le gang des Bois du Temple n’utilise aucune musique extradiégétique, mais bénéficie du coup d’une bande-son extrêmement soignée, portant beaucoup d’attention aux bruits, aux sons des voix, à la respiration du monde. Pourtant, la musique y joue un rôle essentiel, élevant deux longues scènes-clés vers la grâce cinématographique : qu’on enterre quelqu’un et qu’on laisse s’exprimer sa peine en chantant, ou qu’on fête la vie et permette enfin au corps de s’exprimer en dansant au cours d’un concert de raï / electro, la Musique est là.
Terminons en regrettant les références paresseuses des critiques à Jean-Pierre Melville, dont le cinéma n’a vraiment rien à voir avec le film de Rabah Ameur-Zaïmeche, hormis son thème du grand banditisme. Et soulignons au contraire la pertinence des rares personnes ayant relevé la référence – que l’on pense volontaire, mais c’est tout aussi beau si elle ne l’est pas – à Camus et à son Étranger : « Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. » Car s’il est un qualificatif que l’on peut appliquer au gang des Bois du Temple, c’est bien celui de film existentialiste.
Eric Debarnot