Témoignage des débuts laborieux d’un grand de la chanson française, De Baschung à Bashung n’a guère d’intérêt que pour les exégètes du chanteur et les complétistes.
Pourquoi commencer cette chronique en évoquant une fois de plus ma marotte cinéphile hongkongaise ? Parce que, dans le cas où quelques érudits de ce cinéma liraient ces lignes, ils comprendraient au quart de tour le caractère pénible de l’écoute de cette compilation. Lorsque John Woo débute le cinéma dans les seventies, il est d’autant plus enclin au compromis qu’il a déjà été SDF. Il va cachetonner tout en méditant sur ce qu’il voudrait vraiment faire : la découverte de Scorsese lui donne l’idée d’un univers de truands respectant les codes de la chevalerie chinoise traditionnelle. Mais au bout d’une douzaine d’années il déprime de ne pas pouvoir tourner son projet. C’est là que son ami Tsui Hark, devenu producteur roi du Box Office hongkongais, lui propose de produire Le Syndicat du crime, début d’une série de films posant une bonne partie de la grammaire du cinéma d’action contemporain. Pour Bashung, la période de la difficulté à percer, à savoir ce qu’il souhaitait faire pour finir par se trouver et trouver le succès fut même un peu plus longue (une quinzaine d’années). Eh bien écouter ce double CD est une expérience à peu près aussi agréable que celle de devoir visionner tous les Woo d’avant la gloire en espérant y débusquer les signes du génie futur.
Bashung débute donc à 19 ans en 1966, en plein triomphe des yé yé. Si les textes de ses premiers morceaux ont parfois un peu de personnalité, la musique suit rarement. De plus, le timbre bashungien, mélange de distance gainsbourienne et de virilité johnnyesque, n’est pas encore là. Le country rock de Pourquoi rêvez-vous des Etats-Unis ? ne se distingue pas de l’ordinaire yé yé. Mais la célébration ironique de la France face à l’impérialisme culturel américain annonce un peu le Bashung futur : « Chez nous tout est plus petit excepté le président. ». Ceci dit, la posture de contrepied humoristique des yé yé est alors portée de façon plus aboutie par un Dutronc. Ne parlons même pas de Gainsbourg qui lui subvertit les yé yé de l’intérieur. T’es vieux t’es moche est quant à lui musicalement aussi insupportable que drôle dans son texte satirisant un type cherchant à tout prix à rester dans le coup : « T’es vieux, t’es moche, t’es seul au monde, tout seul tu creuses ta tombe. ». Heureusement arrive Opéra Cosmique, ses arrangements commençant à se distinguer du tout-venant français sixties, et sa description au vitriol d’une passion purement sexuelle : « Ta bouche un profond cratère ton corps une guerre nucléaire. Fini les grands sentiments, les baisers dégoûtants ».
Hélas l’emphase vocale yé yé de Petit Garçon et la musique à la Claude François de T’as qu’à dire yeah ! jurent avec le mordant des textes des morceaux. Le texte du second évoque ainsi une fois de plus ces sixties où les Français se rêvent anglo-saxons, avec une petite pique au music business prêt à embaucher une fille qui ne sait pas chanter. Où va le train fantôme ? est par son titre génial et ses métaphores alambiquées le plus proche du Bashung à venir. Mais rien de marquant musicalement Les ombres musicales des Shadows, des Ventures, de Polnareff, du Christophe des débuts sont présentes dans des morceaux musicalement mineurs.
Puis c’est l’ère Francis Dreyfus, producteur qui a repéré entre autres Christophe, Lavilliers et Gilbert Montagné. Bashung croisera le premier et le troisième sur son label. C’est la période où les influences musicales sont toujours là, mais un peu plus canalisées. Mais aussi une période où sa personnalité artistique est en partie bridée. Le texte des Romantiques est par exemple achevé par Pierre Delanoë pour un résultat dont Bashung n’est pas fan On sent la volonté de faire de Bashung un chanteur « à voix » pour adolescentes plutôt que de lui laisser trouver sa voie. Les morceaux révèlent que Bashung aurait eu les moyens techniques pour réaliser le rêve de son label. Mais ce n’est pas ce qu’il voulait.
Bashung décide alors pour faire de l’argent de monter avec son parolier Michel Bernard un faux groupe initutlé Monkey Biziness -clin d’œil aux Marx Brothers et à la nature alimentaire du projet- afin de chanter des morceaux surfant sur ce qui passe en discothèque l’été en France à l’époque. Take me to the water singe Creedence, Delta Queen en fait des caisses côté Gospel, Tears make memories lorgne vers Aphrodite’s child, Hung on you baby imite Steppenwolf. Il participe à l’opéra rock La Révolution française. Les morceaux présents sont un peu une tentative de Hair qui aurait remplacé les hippies par la Bastille. Grâce à Bernard, il intègre le label Butterfly. Il y travaille comme producteur, y apprenant à « dialoguer » avec les musiciens. Il va aussi y côtoyer un Dick Rivers en période de creux, celle où les rockers yé yé étaient ringardisés par les chanteurs à la Mike Brant. Les deux morceaux d’interprète du coffret ne donnent pas d’indice du génie futur, les chœurs à la Fugain d’Un Océan de bonheur en particulier.
Vient ensuite la période du Rock Band Revival, reprises anecdotiques de classiques rock par Bashung et Rivers se « permettant » de le faire dans la langue de Shakespeare, chose impossible du temps des yé yé. Rivers lui permet de découvrir l’univers des studios londoniens, univers dont Bashung trouvera la façon de travailler plus pro que l’hexagonale. La nécessité de s’ouvrir à des personnalités et méthodes de travail du monde anglo-saxon commence à se forger en lui. Il va aussi écrire pour Rivers Marilou, morceau qui permettra au Niçois de retrouver un peu de popularité. Morceau absent de ce coffret centré sur Bashung interprète. 1975 correspond aux morceaux sous le pseudonyme de David Bergen. Les deux morceaux présents ne laissent rien présager de la grandeur future, en particulier Comme tous les jours qui sonne comme n’importe quelle ballade d’époque de Michel Berger.
De l’aveu de Bashung, la période correspond à celle où il aimait la musique anglo-saxonne mais ne savait pas encore comment se la réapproprier, celle où il ne savait pas encore comment subvertir la variété française. Ces tâtonnements, ces moments alimentaires lui donneront des leçons pour le futur. En 1977, il va faire tandem avec un parolier qu’il avait auparavant brièvement cotoyé : Boris Bergman, première moitié d’orange artistique avant Jean Fauque. Pour un décollage là encore poussif. L’album Roman Photos est un flop. Roulette Russe l’est aussi dans un premier temps… jusqu’à ce que le succès à retardement du single Gaby Oh Gaby ne sauve la mise de Bashung. A 35 ans, ce dernier a posé la première pierre de son mythe. La suite sera en ligne brisée, avec des virages à 180 degrés parfois passionnants parfois ratés.
Mais cette compilation ne vaut que pour les exégètes bashungiens, les complétistes du chanteur. Ou pour donner espoir à tous les apprentis songwriters qui n’ont pas encore digéré leurs influences, pas encore mené à terme une version aboutie de leur projet musical, qui galèrent pour percer. A ceux qui leur reprochent de s’entêter, ils pourront toujours faire écouter cette compilation en mode « Regardez par où le plus grand de la chanson française après Gainsbourg a commencé ! ».
Ordell Robbie
Il lui en a fallu du temps avant de devenir le magnifique alchimiste de Fantaise militaire, petit joyau de la chanson française. Une leçon de ténacité et de patience. A l’époque, les maisons de disque investissaient quelquefois sur le long terme….Aujourd’hui, Bashung n’aurait pas fait long feu avec ses artifices.