Young Americans est un album-clé dans la discographie de Bowie, celui où il bascule totalement vers la soul music et le funk qui vont durablement imprégner sa musique à venir. Mais c’est aussi un album régulièrement sous-estimé, presque mal aimé, alors qu’il constitue une autre de ses réussites majeures.
En 1974, David Bowie sort l’apocalyptique Diamond Dogs et enterre le Glam Rock dans la crasse, le sang et la paranoïa. Halloween Jack avatar tordu de Ziggy Stardust jette aux ordures la trousse de maquillages et les paillettes et enferme l’auditeur dans un cauchemar « Orwellien » plein de bruits et de fureur. Bowie tourne définitivement la « page Ziggy », oublie les personnages outrés, le Glam, et s’exile à New-York.
En cette fin 74, le « Thin White Duke » est bien décidé à se sortir de cette schizophrénie artistique, d’enlever ces masques de rimmel et d’abandonner à son Rock’n’Roll Suicide Ziggy l’extra-terrestre. C’est un renouveau dont a besoin Bowie. Et ce renouveau, il le trouve en la personne de Carlos Alomar, musicien à l’Apollo, célèbre club de musique afro-américaine où le guitariste portoricain va initier l’Anglais aux musiques Soul et Funk. Dans son exil américain, c’est le changement, la nouveauté qu’il recherche. Il se nourrit de Funk, cette vague Funk encore très active, Sly and The Family Stone, Parliament et autres Funkadelic titille l’oreille aiguisée du grand David. Il s’abreuve de Soul, de Marvin Gaye, Billy Paul, The Delfonics, et se jette à corps perdu dans le « Philadelphia Sound » alors très en vogue.
L’enregistrement de Young Americans débute fin 74 à Philadelphie, et durera à peine deux semaines. Les sessions s’enchaînent, la créativité de Bowie est alors au sommet (comme sa consommation de cocaïne d’ailleurs), les prises se font « Live » et dans une émulation Soul bouillonnante grâce à une brochette de musiciens expérimentés (David Sanborn au sax, Mike Garson au piano, le grand Randy Newmark, l’ancien batteur de Sly and the Family Stone aux baguettes et Carlos Alomar évidemment). Le Thin White Duke rencontre également John Lennon alors en plein « Lost Weekend » avec May Pang et séparé de Yoko Ono. Les deux « Englishmen in New York » mélangent leurs affinités, leurs addictions ( La cocaïne pour Bowie et l’alcool pour l’ancien Beatles) et leurs talents respectifs pour une reprise (très moyenne) du tube des scarabées Across the Universe et un Funk bancal et dégingandé : le célèbre et « tubesque » Fame.
C’est Young Americans qui ouvre les hostilités. Morceau de bravoure Soul, les cuivres chauds de Sanborn réveillent la plus endormie des libidos et font monter inexorablement la température dans les petites culottes. Les puissantes choristes enlèvent le morceau, épaississent la « confiture Soul » que Bowie d’une voix de velours vient étaler langoureusement.
Le Philly Sound dégouline délicatement de l’album et vient enduire la galette d’un miel sucré et collant, enrobant les quelques bijoux que sont Win ou Right pour en faire des sucreries de premier choix. Le Duke profite aussi de son incursion dans la musique black pour parfaire une voix déjà sublime, en lui ajoutant une tessiture de baryton et un vibrato dont les nuances, la qualité et la maîtrise le rapproche plus d’un chanteur classique que d’une star du Rock.
Mais le meilleur de l’album reste à venir. Une basse funk et une guitare wah-wah bourrée de fuzz viennent ouvrir le bal main dans la main pour l’intro de Fascination. C’est parti pour près de six minutes de Soul brûlante comme de la braise où le sax de Sanborn, la qualité des chœurs et la présence vocale du Duke amènent sa Soul de British pâlot vers les contrées encore inexplorées par l’homme blanc de la Black Music; et en profite pour faire péter le dernier élastique qui tenait encore ton slibard.
Longtemps mal aimé dans la discographie seventies de Bowie, Young Americans est à réhabiliter d’urgence. Le grand David amorce avec ce disque un virage essentiel dans sa carrière, abandonnant le Glam, ses personnages excessifs qui lui servaient d’écran, de protection et s’offre « nu » à son public. La démarche est certes commerciale et surfe sur la vague Soul de l’époque mais Bowie n’est pas qu’un pâle imitateur, un vulgaire copieur, l’homme y met son âme, son cœur et transcende le genre. La trilogie berlinoise à venir (Mais surtout sur Station To Station, TVC15 ou Golden Years par exemple) s’imprégnera, malgré elle de cette Soul de blanc.
Une Soul de blanc-bec qui inspirera d’autres artistes (Les Bee Gees, le mouvement Northern Soul anglais et écossais de la fin des 70’s…) et décomplexera les petits culs-blancs, prouvant que les blancs ne savent toujours pas sauter mais savent dorénavant faire de la Soul.
Merci David.
Renaud BZN
Gorgé de poudre blanche et de musique noire, le vampire britannique plante ses crocs dans les charts US avec Fame. Coup de maître pour Bowie qui n’aimait pas qu’on l’affuble du nom de caméléon mais il faut bien admettre que cette période correspond bel et bien à l’animal. La pochette déjà est une copie d’une photo de la chorégraphe Toni Basil : Bowie prend la pose alanguie d’un crooner androgyne. Et sans vergogne, il se glisse dans la peau d’un chanteur soul en dépit de sa peau blême. Bluff magistral, Bowie aligne des chansons bien taillées : Right s’impose comme un petit bijou (voir la video de Nacho qui la joue sur des images des sessions d’enregistrement de l’époque https://www.youtube.com/watch?v=4zw8iDKiqgE) , Can You Hear Me caresse avec classe. Petit regret comme souvent : la version rapide d’After Today sortie en bonus dans les années 90 aurait mérité de figurer sur le disque dès 1975 tant elle est bien fichue et entrainante. On attend (en vain ?) la sortie des sessions audio des pistes complètes Shilling the Rubes, Lazer, John i only dancing, After Today et Young Americans dont seuls des fragments figurent sur la toile….
(https://www.youtube.com/watch?v=bmXHNIytzlU).
Merci pour ces ajouts brillants à la chronique de notre ami Renaud. Tu ne veux pas rejoindre notre équipe de rédacteurs ?
Ce serait avec plaisir.
Comme toujours chez benzine, on a droit à de belles chroniques bien argumentées, fort bien faites mais un peu trop laudatrices à mon goût car dans celui-ci je trouve que Bowie, que j’ai entendu plus inspiré ailleurs, faisait simplement de la soul d’époque dans un album curieux où il évoluait « à la manière de ».
Le son y est, c’est sûr, la voix de Bowie ne fatigue pas trop comme dans des albums plus rock, les instruments sonnent plutôt juste et quelques titres sont sympas, surtout les deux premiers de chaque face du 33 tours (« Young americans » et « Somebody there likes me », les meilleurs du disque) et le funky « Fascination » et pourquoi pas l’apaisé « Win ».
Par contre on a droit à des trucs pas forcément dans le bon goût comme « Right » pas loin d‘être disco dans ce que ça peut être de pire. « Can you hear me » est du même tonneau et « Across the universe » (reprise foireuse des Beatles) est particulièrement moche et en plus décalée par rapport au reste du disque. Quant à « Fame » qui termine l’album, il semble comme une copie pure et simple de la musique de Herbie Hancock de ces mêmes années, musique sur laquelle on aurait posé une voix, disons… limite.
Bref, c’est pas assez perso, ça manque d’authenticité et trop dans l’air du temps, il est comme comme tout ce qui est « mode », il se démode vite et du coup , je le trouve dans son ensemble plutôt ringard.
@EricTR
Merci à vous pour vos compliments sur notre capacité d’argumentation, ça fait toujours plaisir. Je serais plus prudent sur le côté laudateur, en revanche. Il est exact que notre politique de rédaction consiste à ne pas systématiquement parler de travaux qu’on aurait détestés, mais il arrive régulièrement que nos avis sur de grosses sorties fassent quelques vagues. Dans le cadre de cette rétrospective, nous sommes plusieurs à avoir pris en charge nos opus favoris… mais pas seulement. Petit spoiler, j’ai réservé Never Let Me Down, histoire de rigoler un peu. Héhé.
Personnellement, je suis peu friand de Young Americans, qui est probablement le disque seventies de Bowie que j’écoute le moins fréquemment. Même Pin Ups, que je revisite parfois pour la présence de Ronson, tourne plus souvent dans mon salon. Toutefois, j’aurais du mal à condamner le projet aussi fermement. L’exploration de ce que Bowie lui-même appelait « plastic soul » (le terme est équivoque) est plutôt soignée, mais souffre fatalement de clichés devenus ringards à la postérité. Néanmoins, il me semble que c’est le lot du style au sens large plutôt que de cet album en particulier. Il suffit d’écouter les Delfonics en 2023 pour prendre conscience de la datation de cette soul, au demeurant somptueusement arrangée et chantée par des vocalistes chevronnés. On pourrait d’ailleurs pointer la participation de Luther Vandross, encore tout jeune, qui se charge des arrangements de chœurs sur Young Americans. Ce rendu soul pop, très sophistiqué pour l’époque, est forcément désuet pour nos oreilles actuelles.
Pour ma part, Young Americans marque le point où la voix de Bowie peut être un peu ampoulée et usante, justement, même si c’est encore une fois une faute que l’on pourrait généraliser à l’ensemble de la soul qui, comme l’opéra, pousse les chanteurs à faire étalage d’un registre. Fame est à mon sens le seul véritable classique de l’album. Je suis moi-même très attaché à Herbie Hancock, mais la filiation n’est pas si évidente. Le riff fut apparemment développé par Carlos Alomar pour une version de Foot Stoopin’, le tube doo-woop des Flairs sorti en 1961. Bowie, enthousiasmé par le motif, le poussa à en faire un titre original, estimant qu’il serait dommage de l’utiliser pour une simple reprise. Le phrasé vocal de Fame est certes plutôt outré, mais le texte sardonique de la chanson s’y prête naturellement, à l’inverse d’autres titres que vous mentionnez. Right, effectivement, est une performance vocale habitée, mais dont la substance reste très mince en comparaison.
Bowie l’a dit par la suite, Young Americans est un album sûrement trop enthousiaste pour son propre bien. Le coup de foudre soul du chanteur n’est pas encore pleinement décanté et le restreint à une version très académique du style, à une époque où Bowie avait tendance à anticiper les tendances, justement. Pas assez perso ? Sans aucun doute. Il déploiera tout cela avec davantage de subjectivité et de panache sur la suite. Mais cette suite sera pour un autre jour :P
@EricTR
Je me permets de rebondir sur ce que disait mon collègue : il n’y a aucune volonté de notre part d’être laudateurs par rapport à un Bowie qui de toute façon est intouchable (pour bien des raisons, sans même parler de sa tragique disparition, bien trop tôt). Nous nous somme simplement répartis les albums entre rédacteurs en fonction de nos goûts. D’ailleurs, si ça avait été moi qui avait chroniqué « Young Americans », j’aurais été bien plus positif, je suis un grand fan de cet album, l’un de mes préférés de Bowie, tout simplement parce que quand je l’ai écouté à sa sortie, j’avais 17 ans, je n’écoutais que du Rock « blanc », et j’ai découvert à travers lui toute la musique soul US, qui est restée quelque chose d’essentiel pour moi. J’en ai gardé une reconnaissance éternelle envers Bowie, et donc un souvenir très chaleureux de YA.
Etre laudateur à l’occasion, pourquoi pas ? On ne croise pas tous les jours un formidable faiseur comme Bowie. Young Americans a pris certes des décennies dans les dents, mais à l’époque le coup de bluff de la soul aux yeux bleus est bien réussi. Amha Right tient encore le choc.
Les critiques de Tonight, Never Let Me Down, Tin Machine I et II (y compris l’insipide Live OH VEY) vont piquer un peu….Bowie a commis des daubes insondables : le fan fidèle des années 80 a connu lui aussi sa traversée du désert en rasant les murs .