E.L. Karhu, une autrice finlandaise de théâtre, nous offre un premier roman dans lequel elle dénonce la domination (ici, celle des soi-disant beaux sur les soi-disant laids). Où comment les normes établies par les dominants conduisent à la destruction et à l’écrasement des petits. Violent, méchant, et cynique. Humour dévastateur, et vérités désagréables qu’il faut bien entendre.
À mon frère est raconté par la sœur du frère dont il est question dans le titre, une histoire qui oppose les beaux et les laids ou, en tout cas, celles et ceux qui se sentent beaux et sont catégorisés comme tels et les autres, qui sont réduits à ce statut de laids par les premiers. Dans la première catégorie, le frère, ses amis (la plupart d’entre eux, en tout cas, tous des hommes) et les potentielles petites amies du frère (les « possibelles ») ; une catégorie dominée par les hommes et dans laquelle les femmes sont plus ou moins destinées à être leurs objets sexuels. Dans la seconde catégorie, la narratrice et sœur du « beau » frère et son petit-ami.
La sœur se présente elle-même comme laide (dès le premier paragraphe du roman, pour que les choses soient clairement établies) et se rend compte qu’elle est traitée comme une pestiférée par les beaux. Elle ne prend pas soin d’elle ; elle est grosse, mange des tartines improbables et des Fraisibus® (qui sont un type de Dragibus®), ne se lave pas (comme on s’en doute très vite), lit des romans de la collection Harlequin (dont les personnages sont tous beaux ou belles), et surtout s’occupe de son frère dont elle est complètement amoureuse. Son frère est en effet tout en haut de la « liste des choses que j’aime » établie par la narratrice. Elle l’aime, elle l’adore, elle n’aime quasiment que lui. Elle le couve, le protège, en particulier des filles qui veulent lui mettre le grappin dessus (les possibelles, en tête de la liste des choses qu’elle n’aime pas). Elle est prête à tout pour éloigner ces filles. Normal, c’est son frère. Il est beau, elle est laide, que mérite-t-elle d’autre ?
Elle est tellement capable de tout, qu’elle est aussi capable de n’importe quoi, mais vraiment n’importe quelle méchanceté ! Des méchancetés les plus crasses et les plus mesquines. C’est là que le roman semble changer de perspective : la narratrice est une psychopathe de la pire espèce ! On réalise assez vite que cette sœur est du genre adoratrice cinglée, persuadée qu’elle sait ce qu’il faut à son frère, mieux que lui et que n’importe qui d’autre, et qu’elle va aller jusqu’au bout, qu’elle fait partie de ces gens qui savent ce qui est bien, et qui sont persuadés que seule la fin (celle qu’ils ont choisi). Et progressivement, les signes de sa folie ou de son dérangement deviennent de plus en plus clairs, comme devient clair qu’elle ne connaît pas beaucoup de limite. La victime est elle aussi capable de se comporter comme un bourreau, et de faire passer de mauvais, très mauvais moments aux belles et même aux beaux. E. L. Karhu fait monter la tension, lentement et avec une rigueur d’autrice de roman d’horreur. Cela devient assez irrespirable (soit parce qu’on la prend en grippe, soit parce qu’on l’admire de se révolter contre cet ordre établi – elle se révolte tellement qu’elle vole aussi sans le moindre scrupule, y compris l’argent de son petit-ami). On tourne les pages de manière assez frénétique. Que va-t-il arriver au frère et à ses petites amies ? Quelle crasse cette sœur va-t-elle inventer ? Jusqu’où ira-telle ?
Ce À mon frère est une fable violente sur la domination de ceux qui se sont établis comme beaux, qui ont tout, et des autres et un roman très noir sur les dérives psychologiques d’une sœur rendue complètement folle par son frère et le rôle que lui et ses amis et amies lui ont réservé. Ce second niveau n’est peut-être pas indépendant du premier : la sœur pourrait très bien être une telle psychopathe parce qu’elle est dérangée ou parce qu’elle a été poussée à se comporter de la sorte. Victime, elle n’a jamais eu le choix…
Emmy Karhu (E. L. Karhu est son pseudonyme) a réussi un roman puissant et dérangeant, de violence, de méchanceté et de drôlerie acide – comment ne pas rire à ces vengeances un peu mesquines mais tellement libératrices que la sœur invente pour se venger de sa situation, de la situation dans laquelle on l’a mise – c’est bien fait pour eux, pour les autres, a-t-on envie de dire ; même si c’est très méchant, c’est bien fait… À ne pas prendre au premier degré, surtout.
Alain Marciano