Quintessence du style Kaurismäki, les Feuilles mortes est une merveille qui mettra de la joie dans le cœur de tous ses spectateurs : un tel cadeau n’a pas de prix !
C’est probablement un des critères qui permet de définir la grandeur et la singularité d’un cinéaste que de constater la joie avec laquelle on accueille son nouveau film, qui semble être le même que les dix précédents. Ceux qui découvriront Kaurismäki en 2023 le feront de la meilleure des façons, parce que son dernier film est une merveille ; ceux qui reprendront contact avec celui qui n’avait plus donné de nouvelles depuis 6 ans – après avoir plusieurs fois annoncé sa retraite – éprouveront la joie profonde des retrouvailles.
Rien, en effet, ne ressemble plus à un film de Kaurismäki que Les Feuilles mortes. Sa durée (1h22), ses thématiques sociales, ses superbes couleurs, sa tonalité, tout synthétise l’univers d’un cinéaste qui n’a jamais dévié de sa voie, et tente de concilier un profond pessimisme sur l’état du monde avec un humour à froid et la construction d’une trajectoire modeste qui pourrait ménager le salut des cœurs sensibles.
L’audace de cet opus qui pourrait, une nouvelle fois, être le dernier, réside dans son épure encore plus grande : Kaurismäki ne s’embarrasse plus à construire une intrigue complexe, en lui substituant la simple évocation d’une rencontre constellée de quelques menus obstacles. Le monde autour du couple en construction est, bien entendu, en plein effondrement, des informations sur Marioupol aux licenciements, de l’alcool aux absurdités capitalistes, et subit en silence, avec résignation, en tentant de creuser quelques espaces intimes où le soleil pourrait encore passer. Le cinéma de Kaurismäki est une mise en lumière, par l’empathie sans mesure d’un humaniste qui sait où la trouver : sur les visages de ses personnages, dans l’hommage aux dieux de son panthéon (les références à Ozu, Bresson, Godard, Visconti dans les affiches en versions finoises), cet insolite exotisme des California Pub ou Hawai café dans une Helsinki décatie, et l’attention portée à l’insignifiant, dans un cinéma qui se rapproche de plus en plus de la quintessence du muet. On pense aux constructions insolites de Roy Anderson dans ces tableaux aux couleurs vives, et cette volonté, au sein d’un réalisme on ne peut plus contemporain, d’injecter une artificialité plastique qui pourrait relever d’une résistance par la poésie.
Car dans cette chronique des anonymes, la colère face à l’état du monde n’est qu’une étape avant d’aller traquer les raisons de poursuivre l’aventure. La musique, le cinéma, un chien, le regard de l’autre, la reconquête d’un nom perdu, autant d’élans qui brisent la solitude, créent du lien et du sens, à l’image de cette scène où la femme lit à celui qu’elle aime ce qui lui tombe sous les yeux, à savoir une litanie de faits divers sordides qui ne parviendront pas à souiller l’altruisme bienveillant de la lectrice.
Chez Kaurismäki, on rit avec et non contre les personnages, et sa projection dans le Grand Théâtre Lumière lors du Festival de Cannes restera un souvenir particulièrement fort, où l’on pouvait sentir cette empathie et les sourires dans l’obscurité de la salle. Et la référence à Chaplin, dans le plan final citant Les Temps Modernes, hommage modeste de la part de Kaurismäki, achève de faire de ses personnages des icones de la tendresse, qui iront rejoindre à l’horizon leurs prestigieux modèles.
Sergent Pepper