Chapitre 1976. Où David se met au régime poivron/lait/cocaïne, joue dans un film, amène sa coke à l’hosto, réfrigère sa pisse et fait exorciser sa piscine. À Los Angeles, Bowie tutoie la Faucheuse en lui donnant de grands coups de coudes dans les côtes. Il fallait bien un chef-d’œuvre pour rentabiliser tout ça. Ce sera Station to Station, monument de paranoïa vampirique, façonné dans un rock raidi par le funk spectral de nuits sans rêves.
1976 commence, logiquement, en 1975. Bowie est accro à la coke depuis moins d’un an et sort à peine des sessions de Young Americans quand Nicholas Roeg lui propose le rôle-titre de The Man Who Fell To Earth. Roeg a vu Cracked Actor, documentaire équivoque sur la fantomatique tournée Diamond Dogs. Entre les scènes de concert où Bowie apparaît déjà en Hamlet coké (« evil, sexy Hamlet », pour paraphraser Sam Wanamaker, cinq ans plus tôt dans la fiction et quarante-huit plus tard dans la réalité), on le découvre sur la banquette arrière de sa limousine de tournée. Comme un Renfield en smoking de Dracula, il touille son lait où se noie une mouche, qui lui rappelle sa propre situation. Celle d’un esprit libre aux ailes engourdies, tiraillé entre une Europe entomophore et une Amérique racoleuse qui flatte ses vices. Ses interviews de l’époque confient sa désillusion du monde musical et son sentiment d’être prisonnier d’une image de chanteur de rock. Comme si l’impasse qu’il avait un temps tenue en respect avec ses Diamond Dogs sans laisses avait fini par le trouver sur Young Americans, cet album de blue-eyed soul luxueux mais propret, qui lui a pourtant offert son premier numéro un US avec Fame. Bowie est officiellement une superstar de son temps, mais n’est pas en état de recevoir cette popularité positivement. Peu désireux de revenir avec un album et une tournée, il saisit avec empressement l’opportunité d’une carrière d’acteur, et déménage à Los Angeles. Des années plus tard, il parlera de cette ville comme d’un endroit qu’il aimerait voir rayé à jamais de la planète (à l’instar de son ami Iggy Pop, qui livrera un ressenti similaire chez Ardisson) et de cette période comme la pire de sa vie, une dépression nerveuse sans fond ni précédent, dont il se félicite d’avoir pu se sortir.
Le Thin White Duke est revenu, donc. Enfin, arrivé. Oui, bref, il est là, quoi. Il débarque à Los Angeles comme Nosferatu, prêt à faire ses débuts sur grand écran, un spectre d’à peine quarante kilos, en proie à des mirages paranoïaques grandissants. En 1975, grâce aux conseils de John Lennon, il a réussi à se débarrasser de Tony DeFries, même si l’ancien manager roublard pompera longtemps une partie des recettes de son fond de catalogue. En 1976, la coke peut encore rendre sexy. Bowie, qui porte le costume et la mèche blonde comme personne, entame cette phase profondément immorale que toute addiction pernicieuse et médiatisée peut déclencher. Iggy, qui a vécu ça sur Raw Power avec quelques années d’avance sur son collègue (et à moindre échelle de popularité, il est vrai), est en pleine descente aux enfers et panse justement ses plaies à LA, dans un asile psychiatrique. Il profite des permissions de sorties pour retrouver James Williamson et enregistrer ce qui aurait pu devenir son Station to Station à lui : Kill City. Bowie lui rend visite avec Dennis Hopper. L’acteur d’Easy Rider, qui s’apprête à tourner dans Mad Dog Morgan, est lui aussi coké jusqu’à l’os. Les deux cadors se pointent à l’hôpital en costumes d’astronautes, avec un sac de poudre en cadeau pour Iggy « qui n’avait probablement pas sniffé depuis quelque temps. » Est-ce la détresse de son ami Jimmy qui poussera Bowie à se secouer pour éviter la casse ? Peut-être. En attendant, son addiction à la coke devient un programme diététique, que Reddit a depuis théorisé sous le nom de David Bowie’s 70’s Food Pyramid. Un carton de lait et un poivron servent de sommet à un iceberg de poudre blanche.
Le Duke ne dort presque plus, et ne sait même pas où il est. Bowie dira n’avoir aucun souvenir tangible de la gestation de Station to Station. « Je sais que j’étais à Los Angeles, parce que je l’ai lu dans la presse ». Quand même. Le manque de sommeil lui donne des hallucinations vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Il crèche chez Glenn Hughes. Le bassiste de Deep Purple, lui aussi adepte de poudreuse et de soul, habite face à l’un des lieux des meurtres perpétrés par les disciples de Charles Manson. Bowie se met à dessiner des pentacles sur tous les meubles, par précaution. Il voit des cadavres tomber sous les fenêtres, se persuade que Jimmy Page est possédé par un démon, et éprouve des vertiges qui le font renoncer à emprunter les ascenseurs. Motivé, il élabore des théories de conspiration pour relier Aleister Crowley, la numérologie, le Graal et les nazis. Désireux de fuir l’aura diabolique du voisinage, il cherche à acquérir sa propre propriété à LA. Il visite une première maison qui paraît parfaite, mais fait une crise de panique en découvrant un hexagramme peint sur le carrelage d’une chambre par la propriétaire précédente. Il emménage finalement sur Doheny Drive, dans un cube de béton blanc coulé autour d’une piscine intérieure. Angie, pas fan de chlore sans aération, trouve l’endroit trop exigu. David, lui, relève un tout autre problème : Satan. Il confie à son épouse avoir vu le Diable en personne sortir du bassin un soir, au calme. Convaincu que des sorcières cherchent à lui voler son sperme pour concevoir l’antéchrist, il prend la sage habitude de conserver son urine au réfrigérateur et demande à Cherry Vanilla si elle connaît un bon exorciste. La chanteuse le met en relation avec Walli Elmlark. Cette journaliste newyorkaise, spécialisée en « sorcellerie blanche », avait collaboré en 1972 avec Robert Fripp sur un projet de spoken word dédié aux manifestations d’esprit cosmiques à travers Jimi Hendrix, Marc Bolan et Bowie, justement. L’enregistrement ne sera jamais publié, mais David finit par l’embaucher, ce qui est déjà une preuve de réalisation prophétique. Walli s’envole pour LA et, une fois arrivée, exorcise la piscine. Initialement très sceptique, Angie confiera dans ses mémoires avoir vu l’eau « bouillir et s’agiter de façon absolument inexplicable par un quelconque trucage ». Oups.
Un peu rassuré, Bowie se remet à bosser, ce qui ne signifie pas pour autant que tout est rose dans sa tête. Pour ses affaires de tournage, il fait mettre de côté un total de quatre cent bouquins. Il affirmera ensuite « ne pas avoir eu à jouer » Thomas Newton, tant sa consommation de stupéfiants le faisait agir en extraterrestre. Roeg l’avertit que le rôle pourrait déteindre sur son image publique, et Bowie l’accepte frontalement. Il élabore lui-même le look de son personnage. La cinégénie de Thomas Jerome Newton informe directement l’apparition du Thin White Duke. Le regard est androgyne, la coupe de cheveux intemporelle et le sourire aussi menaçant qu’enjôleur. Halloween Jack était un voyou des rues, et le Thin White Duke pourrait tout à fait s’avérer un fasciste de salon. Bowie a d’ailleurs eu une sortie camée où il a comparé Hitler à Jagger, puis s’est fait confisquer des antiquités de la Seconde Guerre. Il se laisse même piéger par le cliché d’un prétendu salut nazi. Même s’il est actuellement établi (notamment grâce à Gary Numan, présent dans la foule amassée ce jour-là) que la photo fut tout simplement prise alors qu’il faisait signe à ses fans, il faut bien admettre que l’instabilité du Bowie de 1976 pouvait parfaitement attiser la confusion. C’est durant la portion du tournage au Nouveau-Mexique qu’il se sentira le mieux, au point de commencer à plancher sur un recueil de nouvelles intitulé The Return of the Thin White Duke, une autobiographie fantasmée que son fan Neil Gaiman reprendra à sa sauce en 2015. Surprise, il se remet également à écrire des chansons. Le succès radiophonique de Fame a ravi RCA, qui lui propose d’enregistrer aux Cherokee Studios, dont les portes viennent d’ouvrir à Los Angeles en janvier 1975.
Le manque de pression de la part du label fait planer le doute sur la temporalité des sessions. On sait que Station to Station fut conçu entre le mois de septembre et de novembre 1975, mais les estimations totales s’échelonnent entre une dizaine de jours et deux mois. Bref, ce fut court, et l’album fut mixé pour une sortie en janvier 1976. En studio, Bowie rappelle Earl Slick, Carlos Alomar et Dennis Davis, déjà présents sur Young Americans. La nouvelle recrue est George Murray à la basse, pour un line-up qui sera globalement tenu jusqu’à la fin des seventies. Roy Bittan, transfuge de chez Springsteen, complète l’équation en tant que pianiste pour l’enregistrement. Avec Station to Station, Bowie inaugure une nouvelle approche créative, qu’il conservera durant la quasi-totalité de sa carrière. Il ébauche les chansons de son côté, les soumet à Alomar, Davis et Murray, qui en tirent un arrangement et enregistrent une architecture de base. Earl Slick combine ensuite des pistes de guitares aux textures atypiques. Les claviers et saxophones sont ajoutés, et les voix sont posées en fin de processus. Le groupe, qui ne passe pas son temps à répéter pour enregistrer en live, est libre d’expérimenter avec plus de précision et de créativité. Bowie se fait installer un lit en studio et se bourre de coke pour pouvoir rester éveillé pendant trois ou quatre jours d’affilée, histoire de grouper les sessions. Il continue de dévorer des livres à une vitesse fulgurante, relisant Aleister Crowley et Nietzsche, ses inspirations de l’époque Hunky Dory que ses délires hallucinatoires filtrent avec une noirceur nouvelle. Les musiciens se joignent parfois à lui pour une ligne ou deux quand il faut pousser les horaires de travail.
https://www.youtube.com/watch?v=x8DQgNQISbg&ab_channel=ArthurSleep
Diamond Dogs s’ouvrait sur un jappement et Station To Station, en toute logique, commence par une minute de train en marche. C’est pourtant un leurre, car le titre est pensé comme une évocation du chemin de croix (Stations of the Cross), ou comme l’entrée dans une nouvelle phase de carrière. Terminé, le tiraillement entre succès passé et futur douteux. À partir de Station to Station, Bowie regarde vers l’avant. La chanson-titre est un morceau de bravoure introductive dont les dix minutes marient rock futuriste et soul synthétique, funk glacé et influences robotiques de Neu! et Kraftwerk. La composition évolue, change de rythme et de cadence comme un Bohemian Rhapsody cubiste. Bowie, enthousiaste, doit se résoudre à l’évidence : « It’s not the side effects of the cocaine. I’m thinking that it must be love » . Fort de cette lucidité nouvelle, il dirige à nouveau ses fantasmes vers la vielle Europe, que son malaise Hollywoodien lui fait désormais regretter. Golden Years est un tube immédiat, groovy et suave, adapté d’une démo présentée à Elvis, alors collègue de Bowie chez RCA, mais tombée à l’eau lors des tractations avec le Colonel Parker. Angie et Ava Cherry prétendront toutes les deux avoir inspiré le texte. Word On A Wing est pensée comme une incantation spirituelle durant les moments les plus troubles du tournage de The Man Who Feel To Earth. Bowie parlera plus tard d’un « appel à l’aide mis en chanson, à une époque où je m’interrogeais sur la présence des morts parmi les vivants et sur la possibilité de changer de chaîne sans utiliser la télécommande de ma télé ». Ambiance… Puisqu’on parle de télé, TVC15 est l’un des moments les plus rock de l’album, avec des riffs anguleux dont l’empreinte marquera durablement la grande famille des groupes étiquetés « art rock », de Radiohead à Queens of the Stone Age en passant par Arcade Fire et Arctic Monkeys. Les paroles sans queue ni tête auraient été inspirées par un rêve d’Iggy Pop où ce dernier avait vu un poste de télévision avaler sa petite amie. Stay est assemblée en studio par Alomar et Slick à partir du remaniement funk de John I’m Only Dancing (Again). Bowie se fait silencieux sur les deux dernières minutes, mettant ses deux guitaristes face à face pour un duel où les choix d’armes s’opposent pour mieux se compléter. Alomar est funky, groovy, volubile et fluide. Slick fait hurler sa distorsion, tissant des soli grinçants dans un registre pratiquement hard rock. Marqué par sa nouvelle amitié avec Nina Simone, Bowie enregistre une reprise de Wild Is The Wind pour la lui dédier. Frank Sinatra, qui passait par là, assiste aux sessions et se dit extrêmement impressionné. Sur ses conseils, Bowie ajoute la chanson à l’album. Sa version se veut plus proche de l’audace de Simone que de l’originale popularisée par Johnny Mathis. Dans l’androgynie de cet exercice, il parvient à insuffler une flamme nouvelle au phrasé plus académique de Young Americans. La voix s’élève avec une puissance dramatique qui n’est pas sans évoquer Scott Walker, une autre influence cruciale de son chant.
Immédiatement après les sessions, RCA met Golden Years sur orbite comme single et Bowie est envoyé jouer la chanson sur le plateau de l’émission Soul Train. Son état d’insomnie est tel que la performance sera inutilisable, et la chaîne préfèrera diffuser les images avec le son de la version studio. Bowie se rattrape en exécutant Fame en duo avec Cher, et parvient même à clouer le bec de Russell Harty lors d’une interview par satellite à la fin du mois de novembre. Début janvier 1976, il joue Stay chez Dinah Shore, moins de trois semaines avant la sortie du disque. Avec six titres en tout et pour tout, Station to Station sera son premier album à être célébré en tant que chef-d’oeuvre par de nombreux critiques de renom dès sa sortie. Lester Bangs, initialement peu convaincu par la trajectoire de Bowie, en fera les plus grands éloges. David propose à Roeg de signer la bande-son de son film, mais n’est pas en état d’assurer le boulot. Ce sera une première piqûre d’alarme. Décidé à laisser La Cité des Anges derrière lui, Bowie lance la tournée Isolar et reprend la route avec une énergie renouvelée. Iggy, lui aussi désireux de se remettre en forme, l’accompagne. Durant un passage à New York, les deux compères se font coincer pour possession de substances. On notera surtout qu’il ne s’agit pas de cocaïne mais de marijuana, ce qui prouve que des progrès sont effectivement en cours. Lentement, mais sûrement, le chemin de croix de fer approche bel et bien de son terme.
Mattias Frances
Toujours à fond sur les rails de coke, Bowie entame un nouveau voyage dans un train infernal : « J’étais un peu perché à l’époque » expliqua David à propos de sa consommation de drogue à Los Angeles : « Il y avait des morceaux de moi étendus partout sur le sol » . Ce qui ne l’empêche pas d’enregistrer avec Earl Slick et Carlos Alomar six stations de folie pour le Thin White Duke, incarnation parfaite du feu sous la glace, son meilleur avatar à mon goût. Esthétisme du dandy, quand tu nous tiens…
Si certains albums de Bowie des années 70 accusent le coup des années, Station to Station reste un classique à l’instar du précieux et délicat Hunky Dory. Du premier au dernier sillon, c’est la grande classe et la grand claque. La face B est ma préférée : TVC 15 est hypnotique et lancinante (« transmission, transition »), Stay met le feu pendant six minutes avant Wild is the Wind au chant magnifique. Franchement une série de toute beauté. En 2010, cet opus bénéficia d’un nouveau mix par Harry Maslin et c’est franchement mieux.
David Jones était au fond du trou mais la créature Bowie se montrait magistrale au bord du gouffre. Il tournait à l’époque le rôle de Thomas Jérôme Newtown (figurant sur la pochette), personnage « victime, fragile, incapable de se lier aux autres », extraterrestre au charisme étrange et classieux paumé aux Etats-Unis et noyé dans l’alcool. Dans les années 80, le quidam Jones semblait mieux se porter, mais son oeuvre fut bien piteuse en comparaison. Paradoxe cruel.
Cerise sur le gâteau, Bowie partit ensuite pour une tournée avec l’Europe pour terminus. Les concerts enregistrés, dont le Nassau Coliseum, sont impressionnants.
https://www.youtube.com/watch?v=XAj2iX9xqCo
Nacho : « vidéo que j’ai montée en 2016, combinant les images du Forum de Montréal de Phillipe Bergeron en 1976, coupées sur Station to Station de l’album Live Nassau Coliseum ’76. « •
OH OUI DAVID BOWIE ET LA COKE. Rest in pepperoni David. j’attends la suite. :3
@Papère
Oh oui, c’est vrai. C’est pas comme si tu l’avais pas déjà écoutée toute la semaine, toi !
La video de son arrestation à Rochester USA et l’interview par les journalistes ….excellentissime. Défoncé à mort et classe malgré tout, chapeau l’artiste. « Le style, ça fait vraiment tout » comme chantait l’autre….