Souvent drôle, porté par les ombres de Godard et du versant le plus cynique de la comédie italienne, N’attendez pas trop la fin du monde est un film dans lequel le tout est inférieur à la somme des parties.
Dans un monde où beaucoup de films sélectionnés en compétition à Cannes relèvent d’un formatage comparable à celui de bien des blockbusters hollywoodiens, il n’est pas question me concernant de rejeter en bloc une proposition telle que N’attendez pas trop la fin du monde. Surtout lorsqu’elle fait quelque chose de moins courant qu’on l’imagine : prendre son époque à bras le corps.
Depuis ses débuts, Radu Jude aura fait dans la satire du rêve consumériste (La Fille la plus heureuse du monde), le récit de pétage de plombs d’un père divorcé sous influence Pialat/Cassavetes (Papa vient dimanche), le picaresque (Aferim!), le regard sur le passé historique de son pays à travers une reconstitution de ce dernier dans un évènement public (le déjà godardien Peu m’importe si l’histoire nous considère comme des barbares). Son avant-dernier film primé à Berlin, le bancal Bad Luck Banging or Loony Porn, tentait de marcher à la fois dans les pas de Godard et de la comédie italienne seventies.
Deux influences majeures de N’attendez pas trop la fin du monde justement. Angela, assistante de production, sillonne Bucarest en voiture pour caster de vraies victimes d’accident du travail pour une publicité d’une multinationale sur la sécurité au travail. Demander à des individus d’interpréter leur propre souffrance face caméra. Ses journées harassantes consistent entre autres à écouter à la radio le versant le plus beauf du Rap/RNB local, répondre aux insultes sexistes d’autres conducteurs. Pour tenir le coup, elle s’est créée grâce à un filtre Instagram un hilarant alter ego TikTok phallocrate, raciste et poutinophile nommé Bobbita, évoluant dans un univers entre porno et clip de rap. Le clin d’œil à Dallas (Bobby Ewing) n’est pas anodin, sachant que l’imagerie bling bling de la série joua un rôle-clé dans la fascination des Roumains pour l’Ouest dans les années 1980.
Un début en mode « si vous pensiez avoir vu un monde qui sombrait dans la vulgarité et le chaos moral en regardant un docu sur la Russie post-Perestroïka, attendez de voir la Roumanie » pas loin d’un trop plein misérabiliste en dépit de sa part d’humour proche du versant le plus méchant du cinéma italien. En outre, un tel « inventaire d’un monde pourri » pourrait tout aussi bien être fait pour n’importe quel autre pays. Mais Angela interagit avec des extraits du film de 1981 Angela merge mai departe, dans lequel une femme chauffeur de taxi nommée Angela évolue dans une Roumanie enjolivée par rapport à la réalité de l’ère Ceaușescu. Couleur et univers faux au passé, Noir et Blanc et Bucarest crade au présent. L’Angela du film de 1981 va devenir un personnage bien réel des parties au présent lorsque l’assistante va choisir son fils pour tourner dans une publicité. Ce qui aura entre autres pour effet de détourner/transformer le sens des images du film de 1981.
Un autre personnage du film est la directrice marketing de la boite commanditaire (Nina Hoss), apparaissant dans une très drôle conférence Zoom qui fera réévaluer à beaucoup de salariés leurs réunions de bureau les plus pénibles. Descendante de Goethe, elle incarne un certain cynisme d’élite : elle utilise son statut de « simple » directrice marketing pour ignorer certains travers de son entreprise et balaie les procès en injustice en mode « pourquoi ne se sont-ils pas manifestés quand l’injustice a été commise ? ». L’Ed Wood contemporain Uwe Boll est présent dans son propre rôle pour se vanter de ses combats de boxe contre des critiques de cinéma… mais aussi pour satiriser les délocalisations de tournages de films en Roumanie.
Vient enfin le tournage proprement dit, en couleurs (comme l’ère communiste). Occasion pour Radu Jude de rappeler les procédés du cinéma pour déformer le réel. Et pour rappeler que cinéma entretenait des liens étroits avec la publicité dès Méliès et les Frères Lumière. Au travers d’une famille tournant un pub pouvant compromettre son procès parce qu’elle a besoin d’argent, le film raconte comment l’individu se rend complice de sa propre exploitation. Mention spéciale à la manière dont Dylan se révèlera une inspiration « sauvant » le tournage et les intérêts du commanditaire.
On pourrait cependant dire que les citations multiples du générique de fin résument bien les problèmes de trop plein du film. Lorsqu’est mentionnée une route bordée de croix représentant ses trop nombreux accidentés, le film enchaine sur une série de plans assez interminable pour être digne d’une parodie de film art et essai des Inconnus. La répétition des passages motorisés de l’Angela assistante a parfois des effets redondants et plombe le rythme du film.
De plus, même si un tournage comporte souvent de longs moments d’attente et des aléas retardant son achèvement, le tournage du spot est lui aussi trop long. Il est en outre un peu facile de moquer le vieil Hongrois orbanophile ou une Angela assistante ne sachant pas si Rushdie est toujours vivant. De même que de faire une scène autour d’un vendeur de sandwich repoussant un mendiant. Enfin, lorsque Radu Jude monte au ralenti certains passages de Angela merge mai departe pour révéler – à la Godard – certains détails, le procédé prend des allures de tics de mise en scène.
N’attendez pas trop la fin du monde fait rire à gorges déployées après avoir fait rire jaune. Certains dialogues, certaines scènes ont des chances de rester en mémoire une fois la projection achevée. Ce sont eux et elles qui font que l’on supporte les travers du film en espérant sourire au plan suivant. Mais pas sûr que ça suffise à faire un film réussi. Contrairement à certains des Radu Jude plus « conventionnels » mentionnés plus haut.
Ordell Robbie.