Qu’elles sont belles, ces routes brésiliennes qui longent la longue, longue côte du pays continent ! Pedro les parcourt de Rio de Janeiro à Belem, à la recherche d’Ivo, qui a disparu, rêvant qu’il n’est peut-être pas trop tard pour le retrouver. Mais on sait depuis toujours que ce n’est pas le but qui importe, mais le voyage. Celui-ci est sublime.
« A história de qualquer maneira nunca tem fim, são os personagens que aos poucos desaparecem. » (« De toute façon, l’histoire ne s’arrête jamais, ce sont les personnages qui disparaissent petit à petit. ») – Mauro Pinheiro
Ivo a mis les voiles est l’un des plus beaux livres de bande dessinée qui nous soient parvenus depuis des mois, une BD qui conjugue, comme le réussissent les meilleures œuvres du 9ème Art, une véritable profondeur thématique et une grande beauté des images, des traits comme des couleurs. Il est vrai que le scénario, remarquable, de Nicolaï Pinheiro, artiste brésilien établi en France, est inspiré d’un roman, Cimetério de navios (cimetière de bateaux), de Mauro Pinheiro : nous ne savons pas grand chose de ce livre, que nous n’avons pas lu, et ignorons s’il y a un lien de parenté entre l’auteur du livre et Nicolaï, le créateur de la BD, hormis leur nom de famille, et le fait que tous deux aient vécu en France, mais c’est une idée qui a son charme. Nous sommes également incapables de juger de la proximité ou de la distance entre le roman et la BD.
Mais peu importe, car Nicolaï Pinheiro a clairement fait sienne cette histoire de la fuite d’un homme et de sa poursuite par un autre tout au long de la côte de ce pays-continent qu’est le Brésil. On n’a jamais ici le sentiment si particulier d’une adaptation. Au contraire, on se sent devant un récit qui avance de manière organique, non planifiée, naturelle, nous réservant au fil des kilomètres parcourus des rencontres : beaucoup sont éphémères (et certaines de celles-ci sont capturées par des photos en noir et blanc de format 7 x 9 et par un rapide résumé biographique, pointant le potentiel romanesque de chacune de ces vies brièvement entrevues), mais quelques unes deviennent des histoires d’amitié et d’amour qui continueront peut-être une fois le livre refermé.
Si cette déambulation en voiture, en stop, évoque inévitablement Sur le Route de Kerouac, c’est une fausse piste. Car le romantisme doucement désespéré de l’errance, avec sa part d’abandon, d’oubli, de renoncement, rappelle plutôt les sensations distillées par les meilleurs Corto Maltese (qui s’est, lui aussi, pas mal baladé au Brésil, et ce n’est pas une coïncidence). Mais dans notre monde désenchanté – même si on est encore ici au XXème siècle, c’est bien de notre monde dont on parle, avec sa violence quasi abstraite, économique et sociale avant tout -, les héros errants comme Ivo, qui veut tricher avec sa propre mort (il souffre d’un cancer) en disparaissant, et comme Pedro qui le poursuit sans que le sens de sa recherche ne soit ni clair, ni même précisé, ne vivent plus de grandes aventures comme chez Hugo Pratt. Il n’y a plus de rébellions à conduire ou à rejoindre, plus de trésors à déterrer, plus de mystères à élucider, juste des voitures et des machines à dépanner et à réparer, des verres à partager dans un bar, des filles ou des garçons à séduire, et d’anciens ou de nouveaux amis à croiser et avec qui passer du temps.
Bien entendu, qui, comme nous, a eu la chance de vivre dans le Nordeste du Brésil, se sentira chez lui entre les pages de Ivo a mis les voiles, à boire des cachaças, à regarder le ciel et la mer allongé sur des plages fréquentées seulement par les pêcheurs du village voisin, ou par quelques hippies qui se sont enterrés là sans savoir pourquoi. Et, bien sûr, à parcourir les routes côtières poussiéreuses d’une ville à l’autre, au plus près de « l’âme brésilienne ». Le dessin et les couleurs de Pinheiro sont merveilleux, capturant avec exactitude, mais également avec ce grain de poésie qui fait la différence, la beauté d’un pays qui résiste encore à la déshumanisation de nos sociétés.
Ivo a mis les voiles est un livre policier sans crime ni coupable, mais avec des victimes, et avec une résolution finale qui fait du bien. C’est aussi le portrait d’un pays immense dans tous les sens du terme, riche avant tout d’une humanité foisonnante. C’est enfin, évidemment, un carnet de voyage qui sait nous faire toucher du doigt la richesse – et la tristesse aussi – de la vie humaine.
C’est peut-être bien un chef d’œuvre. Oui, à coup sûr un chef d’œuvre, de ceux dont on sait qu’ils nous étaient personnellement destinés.
Eric Debarnot